La mort du contrebassiste de jazz Gary Peacock
Par Francis Marmande
Publié le 09 septembre 2020 à 13h55
Pianiste, compositeur, il avait joué avec les plus grands musiciens et formé avec le pianiste Keith Jarrett et le batteur John Dejohnette un trio mémorable. Il est mort le 5 septembre, à l’âge de 85 ans.
Gary Peacock, 85 ans, contrebassiste à la beauté orientale, élégance et souplesse de perchiste avant le saut, classe folle, mains d’oiseau, musicalité au bout des doigts, ange en vol pour traverser mille jazz, s’est éteint paisiblement le 5 septembre, en son domicile de l’Etat de New York.
Il était né à Burley (Idaho) le 12 mai 1935. En concert, il souhaitait que son tabouret fût réglé à 74 cm. Caprice ? Non : simple demande adaptée à sa grande taille et à l’idée qu’il se faisait d’une exigence de tous les détails. Il jouait assis et ne gesticulait pas. Impros de magicien sans truquage. Avec un sourire discret pour seule hystérie. Tel, depuis Jimmy Blanton (1918-1942, alter ego d’Ellington), Oscar Pettiford, Paul Chambers ou Mingus, avant que Scott LaFaro (1936-1961), amplification aidant, n’allège l’art du geste à la contrebasse, et celui du toucher.
En 1954, encore mobilisé en Allemagne, il joue du bugle et du piano dans l’orchestre du régiment. La nuit, dans un combo du coin. Le soir où Freddy, le contrebassiste attitré, n’en finit pas de ne pas venir, Gary Peacock s’essaie, non : il s’empare de l’instrument. Ainsi commence une carrière exceptionnelle aux côtés des plus grands, des plus inventifs.
Il est, avec Ron Carter – qu’il remplacera chez Miles Davis pendant quelques mois –, l’un des plus connus des contrebassistes modernes. Miles, Bud Shank, Albert Ayler, Don Cherry, Bill Evans, plus Keith Jarrett pendant trente ans, c’est un CV aussi troublant que convaincant. Surtout si vous ne le calculez pas. Surtout, en restant au plus proche de vous-même, Gary Peacock. Phrases fluides, harmonies bouillantes, échappées libres…
Démobilisé en Allemagne
Dans sa ville natale, il étudie le piano et la batterie dès 1948. Puis dans l’ordre : rock and roll, swing et be-bop. En 1952, pianiste ou batteur, Gary Peacock quitte l’Idaho pour l’Oregon, puis intègre le Wesley College of Music de Los Angeles. Plus tard, démobilisé, il reste en Allemagne. Il y travaille avec Zoller Attila – étonnant guitariste d’origine hongroise –, Albert Mangelsdorff – innovateur tout-terrain –, ou le sax typiquement « West Coast » Bud Shank qu’il retrouve en Californie (1958).
C’est donc là qu’il fréquente Barney Kessel, Shorty Rogers, Shelly Manne, Hampton Hawes ou Ravi Shankar. Plus Don Ellis, le trompettiste aux quatre pistons que lui présente Paul Bley. Paul Bley, pianiste et compositeur, éternel avant-gardiste tombé de Montréal en 1950 pour graver, quatre ans plus tard, Improvisations, avec Charles Mingus et Art Blakey.
En 1960, Gary Peacock épouse Annette Coleman. A 19 ans, chanteuse et pianiste, elle est intrépide, déjà embarquée par « la révolution d’octobre » (Bill Dixon, Sun Ra, Cecil Taylor, Archie Shepp…). Très proche de LeRoi Jones, Don Cherry ou Albert Ayler, elle fera une carrière très gonflée (synthés, vocodeur qui influencera Laurie Anderson), à suivre…
Dès 1962 à New York, Gary Peacock se fond dans la « new thing », avec Bley – lequel vient d’épouser la marchande de cigarettes du Birdland, Carla Bley –, Jimmy Giuffre, Roland Kirk, Roswell Rudd, mais aussi Sonny Rollins, Bill Evans, Steve Lacy, Archie Shepp… Annette Peacock et Carla Bley, dont les compositions seront célébrées par leurs compagnons, sont le secret explosif de toute l’aventure. On le saura plus tard. Peacock se produit en trio avec Albert Ayler et Sunny Murray (Spiritual Unity, 1965), en quartet quand Don Cherry les rejoint. Avec Don Ayler, Henry Grimes, d’autres, il est de l’album d’Albert Ayler Spirits Rejoice (1965).
« Ensauvagés »
La critique et une bonne partie du public réagissent méchamment. Gary Peacock apporte sa fougue et sa grâce à ces héros si civilisés, que l’on prend alors pour des « ensauvagés » (« free-jazz ! »). Puis il rejoint Gil Evans et bientôt Miles Davis jusqu’en 1966. Il croise John Gilmore et retrouve Paul Bley, et vient de divorcer d’Annette Peacock. Elle sera la compagne de Bley. Gary Peacock rompt avec la musique.
Prenant le Japon au sérieux, il pratique à Tokyo la philosophie zen. Sa rencontre avec Jack Dejohnette le ramène, mains et maintien encore plus déliés, à la musique (Have Your Heard, 1970). Il enregistre en trio, avec Murakami Hiroshi et Kikushi Masabumi, (Eastward, 1970, Voices, 1971) et rentre au pays natal comme Ronsard en Vendômois. A Seattle, il enseigne la macrobiotique et la méditation, tout en suivant des cours de biologie à l’université de Washington (1972-1976).
Il renoue avec le « jazz » grâce à Paul Bley avec qui il tourne au Japon et en Europe. En 1977, avec DeJohnette et Keith Jarrett, il enregistre Tales of Another pour le label ECM. Début d’une aventure à succès : « De l’avant-garde pour grand public », dira Keith Jarrett. Dans cet élan irrésistible, les December Poems (1979) de Gary Peacok prennent des airs de confidence.
Il ne cesse de multiplier les rencontres : Tomasz Stanko et Jan Garbarek (1981), Palle Mikkelborg et Jan Garbarek, toujours (1987), Marilyn Crispell, Ralph Towner, Bill Frisell, Petrucciani et Roy Haynes (1988), Marc Copeland (2007). Francis Dreyfus a publié un superbe album de Martial Solal avec Peacock et Paul Motian, Just Friends (1997), qui dit beaucoup de ces croisements de générations, de styles et de désirs.
« The » Trio
La part la mieux connue de son voyage intersidéral à l’intérieur de la musique et de l’expérience intérieure, Gary Peacock la doit au « Standards Trio », suggéré par Manfred Eicher, le sorcier du label ECM, en 1983, six ans après Tales Of Another. Trois albums emballent critique et public (1983-1985). Fusée sur orbite. Sa course et son succès ne manqueront pas de renfrognés, mais peu importe.
« The » Trio s’impose partout pour trois raisons. Son téméraire projet : relire de fond en comble le book du jazz, à la lumière de la modernité. Une osmose qui tient de la relation d’inconscient à inconscient. L’histoire enfin de chacun des acteurs émérites du triangle : Gary, Keith et Jack. Leur discographie en trio pèse des tonnes. Elle ne fera jamais oublier la scénographie unique de leur présence.
Ils entraient en scène comme des sprinteurs sur la piste. C’était parti. Parfois, ça se cherchait ; souvent, cela touchait des sommets de grâce et d’enchantement. Toujours, ça racontait leurs propres vies. Chacun vivant la sienne à côté. Acoustique, lyrique, et d’un swing à toute épreuve.
Ce qui n’a pas empêché Gary Peacock de graver deux albums personnels dans la foulée d’une fin du Trio jamais actée (Now This et Tangents, chez ECM, en 2014 et 2016). Il est l’auteur d’un Book for Improvising. Espérons qu’il aura transmis l’élégance de son doigté, de son maintien si délicat, de son flegme réellement « zen », dans les instants les plus brûlants.
Gary Peacock en quelques dates
12 mai 1935 Naissance à Burley (Idaho).
1965 Joue sur l’album d’Albert Ayler, « Spirits Rejoice ».
1977 Enregistre « Tales Of Another », avec Jack DeJohnette et Keith Jarrett.
1983 « Standards Trio ».
1997 « Just Friends » avec Martial Solal et Paul Motian.
5 septembre 2020 Mort à son domicile dans l’Etat de New York.