À la tête du Paris Mozart Orchestra, une formation totalement paritaire, Claire Gibault lance un concours pour femmes cheffes. Son portrait dans le journal Le Point par Violaine de Montclos.
Les musiciens du Paris Mozart Orchestra (PMO) répètent enfin « en vrai » dans le palais d’Iéna, désert. … Dans le brouhaha des rires et des instruments qui s’accordent, la voix fluette de la cheffe, Claire Gibault, parvient étonnamment à se faire entendre et à imposer le silence. Il y a cinquante ans, cette longue femme brune, premier prix de direction du Conservatoire de Paris, à 23 ans, devenait la seule femme cheffe d’orchestre en France…
Ce joyeux Paris Mozart Orchestra, c’est elle qui l’a monté il y a dix ans. « Toujours le même plafond de verre : en France, sur 24 orchestres permanents, un seul est dirigé par une femme et, à l’échelle mondiale, c’est 4 %, soupire-t-elle. Alors, si une femme veut assurer une direction musicale, c’est simple, elle doit créer sa propre formation. »
Maisons d’arrêt et hôpitaux. L’avantage est qu’elle a pu modeler celle-ci selon ses rêves : le PMO fait figure d’ovni dans le monde élitiste et archicodé de la musique classique… « Non seulement la parité hommes-femmes aux postes importants est respectée, mais tout le monde est payé exactement au même cachet, Claire y compris, explique Anaïs Smart, directrice administratrice de la formation. Les nouveaux musiciens qui nous rejoignent sont souvent surpris, car dans un orchestre, normalement, il existe une hiérarchie très forte, une autorité verticale entre le chef, le premier violon et le reste des musiciens, tandis qu’ici tout le monde a la parole, c’est collégial. Claire pratique ce qu’elle appelle l’autorité partagée et, honnêtement, ça marche. Voyez l’ambiance familiale qui règne… »
L’autre particularité du Paris Mozart Orchestra est que, s’il se produit au Châtelet, à la Philharmonie de Paris ou à l’Arsenal de Metz, il joue aussi très souvent dans des maisons d’arrêt, des hôpitaux, des établissements scolaires en zones prioritaires. Dans ces écoles – où bien des élèves n’ont jamais vu de violoncelle, de clarinette, jamais entendu parler de Beethoven ou de Schumann -, Claire Gibault pratique, avec un grand succès auprès des enfants et des adolescents, le mélologue, un genre oublié qui associe musique et texte récité. Professeurs et élèves s’emparent de l’œuvre proposée en début d’année, la travaillent, puis l’orchestre se rend sur place et joue, en intégrant souvent à sa production les créations des élèves, qui n’en reviennent pas. « Ensuite, on déjeune avec eux à la cantine, c’est très gai et, surtout, ce n’est jamais vain, il se passe toujours quelque chose. Il y a une curiosité, une émotion qui naît, raconte le sociétaire de la Comédie-Française Éric Génovèse, récitant depuis des années, comme son collègue du Français Birane Ba, au Paris Mozart Orchestra. Le combat de Claire pour décloisonner la musique est magnifique. Parfois, dans ces zones difficiles, les discussions avec les élèves peuvent être un peu tendues, mais elle n’a jamais peur du débat, elle ne craint pas de mettre en musique un texte d’Amos Oz, par exemple, dans un établissement où la plupart des élèves sont d’origine musulmane. Sa bienveillance est alliée à un grand courage, un courage presque physique. »
Où sont les femmes ?
Dans le monde, seuls 32 des 744 orchestres répertoriés ont à leur tête une directrice musicale, soit 4,3 % (enquête Diapason). En France, on ne trouve que 1 % de compositrices, 4 % de cheffes d’orchestre, 5 % de librettistes et 23 % de solistes instrumentistes
(bilan 2012-2017, dressé par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques).
Condescendance et bizutage. On l’observe dirigeant ses musiciens au palais d’Iéna, le buste raide, les gestes vigoureux, la manière dont elle incarne avec volupté la partition. Avec les années, elle dit qu’elle a appris à se détendre, à baisser la garde, à se mettre un morceau « dans les bras » avec plus de douceur qu’autrefois. Pourtant, que n’a-t-elle entendu durant sa longue carrière. « Le sexisme le plus vulgaire sévit dans bien des orchestres, vous savez. J’ai subi la condescendance, le bizutage de certains musiciens, l’accusation récurrente d’imprécision, aussi, comme si une femme était forcément imprécise, moi qui ai, paraît-il, des gestes si nets », révèle-t-elle.
En septembre 2018, seule femme du jury d’un concours international de direction d’orchestre, elle réalise que l’un de ses confrères jurés se bouche ostensiblement les oreilles chaque fois qu’une candidate entre en scène. « Il m a dit : « C’est scientifique, les femmes ont les bras tournés vers l’avant pour bercer les enfants, elles sont physiquement incapables de diriger » », raconte-t-elle, à peine étonnée par l’absurdité des propos. « Cela peut surprendre mais, dans un milieu cultivé comme l’est celui de la musique, les clichés les plus éculés subsistent, confirme Laurent Bayle, directeur de la Philharmonie de Paris. Les fonctions symboliquement fortes – comme la composition, associée à l’abstraction, ou la direction d’orchestre, associée à l’autorité – sont encore, de façon écrasante, occupées par les hommes. »
« Niveau excellent ». Pour donner enfin une visibilité aux femmes cheffes, leur permettre de mener de véritables carrières et de diriger peut-être un jour – on peut rêver – l’un des 20 meilleurs orchestres du monde, aujourd’hui tous menés par des hommes, la Philharmonie a accepté d’accueillir un formidable concours de direction d’orchestre imaginé par Claire, La Maestra*, ouvert exclusivement aux femmes. Dès son lancement, les dossiers ont afflué du monde entier, accompagnés, parfois, de lettres désespérées. Douze femmes ont d’ores et déjà été retenues et la finale aura lieu en septembre. « En visionnant les vidéos jointes aux dossiers, nous avons été très surpris par le niveau excellent des candidates, explique Laurent Bayle. Que ces femmes, qui ont déjà une telle maîtrise, ne soient pas encore connues, pas encore lancées dans le circuit des grands orchestres, c’est déjà une grande injustice. Le combat de Claire est donc indispensable, mais ce concours n’est nullement une revanche pour elle. Elle n’est pas dans l’amertume mais dans la transmission. »
Au palais d’Iéna, la directrice du Paris Mozart Orchestra se prête avec un peu d’agacement à la séance photo, impatiente de rejoindre la répétition. « J’ai été médiatisée très jeune, et il y a beaucoup d’égotisme dans ce métier, j’ai dû apprendre à me libérer de ce nombrilisme », dit-elle en souriant. Elle s’éloigne pour regagner son pupitre et brusquement revient. « Vous avez noté le nom de la compositrice du morceau que nous répétons ? C’est Silvia Colasanti ! » lance-t-elle. On note, on note. Car, aujourd’hui, parmi les compositeurs joués en France, à peine 2 %, tenez-vous bien, sont des femmes… §
* La Maestra, première édition du Concours international de cheffes d’orchestre, se tiendra du 15 au 18 septembre à la Philharmonie de Paris.