Lucidité, Courage, Pragmatisme, les trois vertus pour durer . Pour Jonathan Safran Foer : « Il nous faut devenir des gens qui ne volent rien à la planète »
(Article publié dans le journal Le Monde, propos recueillis par Catherine Vincent).
Pour l’écrivain new-yorkais, John Safran Foer, notre espèce vit sous la menace d’un suicide de masse. Contre le réchauffement climatique, il s’interroge sur la manière de réduire drastiquement la consommation de produits animaux
ENTRETIEN
[…]Le propos essentiel de votre dernier ouvrage est que nous pouvons tous agir contre le dérèglement climatique en réduisant sérieusement notre consommation de produits d’origine animale. Pourtant, il faut attendre la page 76 pour lire : « Ceci est un livre sur l’impact de l’élevage sur l’environnement. » Avant cela, vous nous parlez de tout autre chose, alternant réflexions personnelles et anecdotes de votre vie quotidienne. Pourquoi avoir choisi de procéder ainsi ?
Pour deux raisons. Quand je me suis lancé dans ce projet, j’étais dans un état de doute avancé sur ce que j’étais capable de faire, personnellement, pour lutter contre le réchauffement de la planète. Je voulais partager ces doutes. Laisser une trace écrite du chemin pris par mon combat intérieur, de ma réflexion et de ses digressions. Le changement climatique est un sujet tellement difficile ! Par ailleurs, les conversations sur la viande, les produits laitiers et les œufs mettent les gens sur la défensive, elles agacent.
Je craignais que le lecteur réagisse de façon agressive, du genre : « Qui êtes-vous pour me donner des leçons ? » Il y a une façon de conduire une discussion qui souligne les petits désaccords plutôt que les grandes convergences. J’ai été très attentif à mener à bien ce dialogue, à chercher un procédé qui fonctionne et à instaurer un certain ton de conversation avec le lecteur – qu’il sente qu’il s’agit d’un livre personnel, qu’il n’ait pas l’impression d’être traité de haut.
En 2009, dans « Eating Animals », vous décriviez l’abomination de l’élevage industriel. « L’avenir de la planète commence dans notre assiette » est-il la suite logique de ce premier essai ?
En fait, ces deux ouvrages abordent des questions très différentes. Il y a dix ans, je m’étais concentré sur l’éthique de la consommation de la viande. Dans ce livre-ci, mon objectif était d’examiner ce que cela représente de vivre au moment où notre planète traverse cette crise climatique. Nous sommes en quelque sorte une génération charnière : ceux qui vivent aujourd’hui sont ceux qui réussiront, ou non, à sauver la planète. Cela nous met dans une situation extrêmement troublante, d’un point de vue affectif, psychologique et pratique.
Nous sommes nombreux à nous demander : « Sur le plan individuel, que pouvons-nous faire ? » Or, si de nombreux ouvrages sont consacrés à l’impact des énergies fossiles sur le réchauffement de la planète, très peu parlent de celui de l’élevage, alors qu’il a été démontré depuis longtemps que cette activité joue un rôle essentiel dans cette crise. Je voulais donc contribuer à remplir les blancs du récit dominant. Et montrer qu’il y a plusieurs bonnes raisons, lorsqu’on veut participer au combat, de choisir comme point de départ nos habitudes alimentaires.
Quelles sont ces raisons ?
A l’échelle individuelle, nous pouvons principalement mener quatre types d’actions pour réduire notre empreinte carbone : moins utiliser l’avion, vivre sans voiture, avoir moins d’enfants et réduire notre consommation de produits d’origine animale. La voiture ? La plupart des grandes villes américaines ont été conçues pour la rendre indispensable et 85 % des Américains l’utilisent pour aller au travail. Pour ce qui est de l’avion, une bonne part des déplacements ont un motif professionnel ou sont effectués dans un but personnel indépendant des loisirs, par exemple, rendre visite à un membre de sa famille malade. Quant à la décision d’avoir des enfants, ce n’est pas au centre des préoccupations urgentes de la majorité des gens – je suis sûr que la plupart de vos lecteurs ne sont pas, en ce moment précis, en train de se demander s’ils veulent mettre un enfant en route dans le mois qui suit. La réflexion sur ces trois registres est certes nécessaire, mais ce sont des questions complexes, qui doivent être pensées sur le long terme. Or, nous n’avons plus de temps pour agir !
L’alimentation, en revanche, est un choix que nous faisons trois fois par jour et, pour presque tout le monde, personne ne nous force à manger d’une façon ou d’une autre. Et, surtout, c’est le seul des quatre points que j’ai mentionnés qui soit susceptible de réduire immédiatement la présence de méthane et de protoxyde d’azote, les deux gaz à effet de serre les plus puissants.
Prendre la décision individuelle de manger moins de produits d’origine animale, n’est-ce pas dérisoire au regard de l’urgence ?
Un changement de nos habitudes alimentaires ne suffira pas à lui seul pour sauver la planète, mais nous ne pourrons pas la sauver sans en passer par ce changement. Dans son dernier rapport, publié début août, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) relève que la viande, notamment celle de ruminants (bœuf et agneau), est l’aliment ayant le plus d’effet sur l’environnement. Or, dans ce domaine, l’importance de l’action individuelle est bien plus grande qu’on ne le croit. D’abord, parce que nous ne mangeons pas seuls : nous prenons nos repas en famille, avec des amis ou des relations. Ensuite, parce que nous vivons dans un monde où tout est surveillé. Si vous achetez quelque chose sur Amazon ou au supermarché, la trace de ce que vous avez commandé est conservée, ce qui intéresse au plus haut point les industriels de l’agroalimentaire.
Un exemple : il y a encore peu, aux Etats-Unis, on ne servait pas de hamburgers végétariens dans les fast-foods alors que toutes les chaînes en proposent aujourd’hui. Non parce que le gouvernement l’a exigé, mais parce que les consommateurs l’ont réclamé. La décision de manger moins de produits d’origine animale pourrait ainsi transformer la culture et le marché avec plus de force qu’aucune manifestation. En menant cet effort de manière collective, il est possible de modifier le système de telle façon que ce même effort devienne plus facile à consentir, ce qui permettra aux gouvernements et au monde de l’entreprise d’encourager l’action collective. C’est un cercle vertueux.
Le mot « croyance » est un mot essentiel dans votre livre. Vous rappelez qu’en 1943 un jeune résistant polonais, Jan Karski, parvient à Washington, au prix d’un long voyage, et rencontre le juge de la Cour suprême Felix Frankfurter afin de l’avertir du crime de masse que les nazis sont en train de perpétrer. Pouvez-vous nous raconter ce moment ?
Avant d’entreprendre son voyage, ce jeune Polonais catholique, âgé de 20 ans, avait infiltré le ghetto de Varsovie et un camp d’extermination pour rassembler les témoignages et les preuves de ce que les Allemands étaient en train de faire. Lorsqu’il parvient à rencontrer Felix Frankfurter – l’un des esprits américains les plus brillants de l’époque, lui-même juif –, il lui montre un certain nombre de documents et répond à des questions très précises, comme la hauteur du mur qui sépare le ghetto du reste de la ville. Frankfurter l’écoute attentivement, arpente son bureau en silence, puis lui dit : « Monsieur Karski, je me dois d’être totalement franc avec vous : je ne crois pas ce que vous me racontez. » Un collègue du juge proteste, et plaide la cause du résistant qu’on ne peut accuser de mensonge… Et Frankfurter répond : « Je n’ai pas dit qu’il mentait. J’ai dit que, moi, je ne parvenais pas à le croire. Mon esprit et mon cœur sont faits de telle façon que je ne peux pas l’accepter. » Savoir ne suffit pas, encore faut-il être capable de croire la vérité. De faire naître et d’entretenir les émotions nécessaires à cette croyance.
C’est ce qu’il se passe pour nous aujourd’hui ? Au cœur de la crise du climat, il y aurait une crise de croyance ?
Oui. Aujourd’hui, notre espèce vit sous la menace d’un suicide de masse. Non pas parce qu’elle y est forcée, ni parce qu’elle ne peut pas faire autrement, ni parce qu’elle n’a pas le choix, mais parce qu’elle ne veut simplement pas y croire. Personne ne pense que les scientifiques mentent – sauf Trump, peut-être –, et je me sens comme beaucoup d’autres concerné par ce qu’ils disent. Mais je constate que je ne suis pas capable de saisir pleinement leurs propos, d’atteindre délibérément ce point où on comprend véritablement ce qu’il se passe.
Je me demande d’ailleurs si c’est indispensable. Quand vous allez dans un magasin et que vous voyez quelque chose qui vous fait envie, vous ne le volez pas. Cette décision – ne pas voler – ne passe pas par la conscience du contrat social, elle n’exige pas de vous que vous ressentiez une grande empathie pour le commerçant. En fait, il ne s’agit même pas vraiment d’une décision : vous ne le volerez pas parce que vous savez qu’on ne doit pas voler, c’est inscrit en vous. Il nous faut devenir des gens qui ne volent rien à la planète, qui ne volent rien à l’avenir. Il nous faut devenir responsables, plutôt que de rester à attendre que quelque chose se passe, que la Chine fasse le premier pas, ou que se produise une catastrophe météorologique qui, enfin, réveillera le monde.
Pour être responsable, vous avez vous-même opté pour un arrangement alimentaire un peu surprenant : vous ne mangez aucun produit d’origine animale au petit déjeuner ni au déjeuner (régime végan), et vous suivez pour le dîner un régime végétarien (produits laitiers et œufs, mais pas de viande). Pourquoi ne pas être devenu carrément végan ?
Parce que, s’il m’est facile de décrire la personne que je voudrais être, il m’est beaucoup plus difficile de le devenir ! Pour être honnête, le compromis auquel je suis arrivé a nécessité un long processus de maturation et d’apprentissage. Un vrai combat. Certaines personnes peuvent trouver facile de manger moins de produits d’origine animale, voire de devenir végan. Ce n’est pas mon cas. Manger implique les différentes facettes de mon identité – fils, père, américain, new-yorkais, homme de gauche, juif, écrivain, écologiste, voyageur, hédoniste – ainsi que toute mon histoire. Et, comme la plupart des Américains, j’ai grandi en consommant de la viande, des produits laitiers et des œufs, je n’ai donc pas eu la chance de pouvoir me sevrer avant d’en être dépendant. Mon esprit et mon cœur n’ont pas été préparés à cela.
Que faire, alors ? L’évaluation la plus exhaustive de l’impact de l’élevage industriel sur l’environnement a été publiée dans la revue Nature en octobre 2018. Après avoir analysé différents systèmes de production alimentaire dans plusieurs pays, ses auteurs ont conclu que les gens qui souffrent de malnutrition dans certaines parties du monde pourraient manger un peu plus de produits d’origine animale. Mais que les Européens et les Américains, pour éviter des dommages environnementaux catastrophiques et irréversibles, devraient en moyenne réduire leur consommation de viande de 90 %, et celle de produits laitiers de 60 %. J’ai tenté de prendre ces chiffres en compte, tout en étant lucide sur ce qu’il m’était possible de faire. Aucun produit d’origine animale avant le dîner : cela ne permet pas d’atteindre tout à fait les réductions préconisées, mais presque ; c’est facile à mémoriser et relativement facile à vivre. Pour la plupart des gens, le dîner est en effet le repas qui apporte le plus de plaisir gustatif et social, celui qui a la plus grande importance culturelle ou religieuse.
Votre identité juive est très présente dans votre œuvre. « L’avenir de la planète commence dans notre assiette » mentionne souvent votre grand-mère maternelle, qui est en train de mourir au moment où vous écrivez. De toute sa famille, elle avait été la seule, en 1941, à s’enfuir de son village de Pologne, à l’âge de 20 ans, pour échapper à la Shoah – la seule, donc, à avoir permis la continuité de votre lignée. Comment ce récit fondateur vous a-t-il fait réfléchir à l’héroïsme ? A la survie de notre espèce ?
La décision de ma grand-mère reste pour moi une énigme. Pourquoi est-elle partie ? Pourquoi les autres sont-ils restés ? Ses grands-parents, ses parents, sa sœur, sa nièce, ses cousins, ses amis, tous sont restés. Et tous sont morts. Or, elle ne savait rien qu’ils ne savaient pas : tout le monde savait ce qui se préparait – non pas le génocide, mais l’arrivée des nazis. Et elle n’était pas plus courageuse que les autres. Elle n’avait pas davantage peur de mourir. Quand je lui demandais ce qui avait motivé sa décision de partir, elle répondait toujours : « Je sentais qu’il fallait que je fasse quelque chose. »
En rentrant dans son village polonais après sa journée de travail, mon grand-père apprit par un ami que les nazis venaient d’y massacrer tout le monde, y compris sa jeune femme et leur bébé. Il voulut se rendre – il n’avait tout simplement pas la force de continuer à vivre –, mais il fut retenu par un voisin qui le contraignit à s’échapper. Après plusieurs années passées à fuir et se cacher, il rencontra ma grand-mère. Quelques années plus tard, alors que tous deux commençaient à avoir une vie plus paisible en Amérique, il se suicida, à l’âge de 44 ans : sa capacité à survivre aux épreuves avait atteint ses limites.
Ma grand-mère, elle, est morte presque centenaire. Avec leurs histoires si différentes, tous deux ont été des étoiles qui m’ont guidé dans de nombreuses traversées. Je ne suis pas sûr que ce soit le courage ou l’héroïsme qui ont permis à ma grand-mère de survivre, et ce n’est absolument pas par faiblesse que mon grand-père s’est suicidé. Il s’agit de ressorts complexes qui parlent des individus que nous sommes. Et ce sont les mêmes ressorts qui sont à l’œuvre, aujourd’hui, face à la crise environnementale. Nous sommes contraints de choisir non pas entre la survie et le suicide, mais entre plus de pertes et moins de pertes. Nous pouvons laisser notre peur, face à l’ampleur du problème, nous rendre incapable d’agir pour les générations futures, ou faire en sorte que cette peur nous rende plus forts.
Revenons sur la question de la croyance. En vous lisant, j’ai eu parfois le sentiment que vous ne croyiez pas, au fond, que nous allions être victorieux dans notre lutte contre le changement climatique. Comme si vous disiez : « Luttons, mais le combat est perdu d’avance. » Est-ce ce que vous pensez ? Ou avez-vous tout de même de l’espoir ?
Je pense des choses différentes selon les moments. Des idées parfois politiques, parfois personnelles. En écrivant ce livre, j’ai surtout ressenti de la rage ou de l’accablement, mais je me suis parfois senti extrêmement motivé et optimiste. Ce qui est certain, c’est que la conscience que nous avons de la situation augmente à un rythme très rapide : si nous continuons de changer à cette cadence, alors je crois que nous avons de vraies chances de gagner la partie. Mais, au bout du compte, que je sois optimiste ou non n’a pas beaucoup d’importance ; ce qui compte, c’est ce que nous faisons.
A la fin des présentations publiques de mon livre, il est étonnant de voir le nombre de fois où quelqu’un me demande : « Avez-vous l’espoir que les gens finiront par changer ? » En général, je rétorque : « Avez-vous l’espoir, vous, que vous finirez par changer ? » Souvent, on me répond : « Oui, je crois que je pourrais changer un peu. » Et j’insiste : « Que voulez-vous dire par un peu ? Parlons de l’avion. Que croyez-vous que vous pourriez faire pour le prendre moins souvent ? Je ne vais pas vous juger, j’espère que vous ne me jugerez pas non plus, mais parlons-en. »Et ces conversations, c’est vrai, me donnent de l’espoir.
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ETATS-UNIS) PAR MARC AMFREVILLE