Colophane

Un article de Wiebke Drenckhan Et Jean Farago (Le Monde du 6/11/2019)

Depuis Verlaine, on sait que l’automne et le violon ont quelques correspondances, sur lesquelles le poète reste cependant évasif. S’agit-il des couleurs fauves que le violon emprunte à l’automne, ou de sa voix si particulière, dont le son entretenu évoque les longues plaintes des vents de la saison ? Ce timbre unique du violon et des instruments de sa famille provient de son mode d’émission, où les cordes frottées par l’archet produisent un son continu.

On assiste là à un petit miracle, car l’excitation continue d’une corde et sa vibration libre (condition de l’émission d’une note bien définie) sont a priori incompatibles. Pour rendre ceci possible, les musiciens ont dû trouver une astuce. Car le son ne peut pas être produit par le simple frottement de crins de cheval sur une corde tendue : quand on passe un archet dont la mèche est neuve sur un violon, on n’entend strictement rien ! Et pour cause : la tension de la corde est tellement importante que les crins, assez élastiques, ne peuvent jamais l’entraîner, sauf en appuyant très très fort (mais alors, adieu les pianissimos !). La solution élégante et pragmatique, optimisée au terme d’une évolution historique sans doute longue, consiste à disperser sur l’archet des particules micrométriques de colophane.

Ce produit issu de la résine de pin ressemble à un ambre cassant dont la couleur varie du jaune orangé au noir. Dans les coulisses des salles de concert, les musiciens frottent leur archet contre un bloc de colophane, produisant une poudre blanche qui adhère naturellement aux crins. Et le miracle opère : sans pression excessive, l’archet entraîne désormais les cordes, et le musicien peut moduler avec finesse la puissance acoustique qu’il émet.

« Coller-glisser »

Pour le physicien, le processus à l’œuvre au point de contact du crin et de la corde est un phénomène passionnant. Historiquement, les premières études sur le violon remontent à Helmholtz, un physicien du XIXe siècle qui décrivit la vibration si particulière d’une corde frottée, responsable du timbre riche de l’instrument. L’intérêt pour la colophane est nettement plus récent, et la compréhension du mécanisme physique qu’elle engendre seulement partielle. C’est que ce matériau interstitiel est à l’origine d’un mouvement complexe, dit de stick-slip(« coller-glisser »), où, pendant une fraction brève d’une période, la corde est entraînée par l’archet puis effectue un aller-retour en glissant contre les crins (ce stick-slip fait également grincer les portes, couiner les freins…).

Contrairement à une idée reçue, la phase d’entraînement n’a rien à voir avec les aspérités microscopiques des crins qui bloqueraient transitoirement la corde à la manière d’un plectre de clavecin. Ce sont en fait les propriétés adhésives de la colophane froide qui se chargent de maintenir le contact jusqu’à la rupture de ce dernier, provoquée par la corde trop tirée. Intervient alors la phase de glissement, qui est particulièrement subtile : la température de la corde monte très vite à cause du frottement et entraîne une fusion partielle de la colophane. Celle-ci devient alors un matériau à viscosité variable, qui est d’abord assez liquide quand la corde va contre le mouvement du crin, puis se refroidit et devient plus raide quand la corde revient en se déplaçant dans le même sens que l’archet.

Les physiciens ont également compris que cette viscosité adaptative a pour les musiciens une importance cruciale, car elle est responsable d’une grande souplesse dans l’émission acoustique, les sons transitoires désagréables à l’oreille étant éliminés pour une large variété d’attaques différentes. Certes, à écouter le petit-neveu qui débute le violon, la maîtrise de l’archet reste manifestement un art difficile, et les sons transitoires désagréables semblent même s’épanouir sous ses doigts ! Avouons-le : il semblerait que, dans ce cas-là, la science n’ait pas grand-chose à proposer… à part peut-être des bouchons d’oreille à la fois discrets et performants.

Wiebke Drenckhan, physicienne à l’Institut Charles-Sadron à Strasbourg, CNRS

Jean Farago, physicien à l’Institut Charles- Sadron à Strasbourg, université de Strasbourg

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