L’obsession du thème et du chant

La musique sans thême équivaut à  la peinture sans couleur, la poésie sans rime ou la cuisine sans sel. Qui a dit ça? (. . .)

En fait, c’est Yann Queffélec qui fait dire cela à  Vincent d’Indy. Je reprend cet extrait de l’excellent bulletin de musicologie:

Le premier livre de Yann Queffélec est une biographie de Béla Bartà³k parue chez Stock en 1981. Bartà³k… Aprês s’être salement rétammé au concours de composition et d’interprétation Anton Rubistein en 1905, Bartà³k revient à  Paris en 1909, pour y rencontrer des musiciens français. Muni d’une lettre de recommandation de Busoni, il se présente chez Vincent d’Indy. C’est aux pages 93-95 du livre de Yann Queffélec : Teint pà¢lot, poil calamistré, Vincent d’Indy est un parfait commis aux écritures embourgeoisé, un fat s’imaginant réincarner à  lui seul les deux compositeurs qui lui ont aimablement légué leur génie : César Franck et Beethoven. Lui demanderait-on qui est l’auteur de Fidelio, il se mordrait la langue pour ne pas s’écrier : « C’est nous. » En lutte avouée contre le debussysme où¹ Ravel et Fauré, pour ne citer qu’eux, ont trempé, il ne souffre pas le ramassis d’exaltés qui, sous l’influence de Cocteau, prétend dégager l’esprit musical de l’impasse ». Quelle impasse ? N’est-il pas lui, d’Indy, avec son dindysme franckobeethovénien, sa Schola Cantorum et son cheptel de groupies fanatisées, le grand fournisseur de l’émotion française, le créateur des Poêmes montagnards et des Chants de la cloche? Que peut-on souhaiter de mieux et de plus distingué ? En ouvrant sa porte au Hongrois, il se demande un peu quel mauvais vent l’amêne et pourquoi ce compositeur animal magyar, recalé au concours Rubinstein pour outrecuidance, a tenu à  le rencontrer. Voici Bartà³k dans un beau salon à  la française, avec des croûtes aux murs et du mobilier craquant. Pas vraiment à  l’aise, le Hongrois. Il s’assied. La lettre de recommandation est survolée par d’Indy qui fronce les sourcils. « Å’uvres intéressantes… » La tournure est bien pour le chagriner. Sous la plume de Busoni, l’épithête «intéressant» ne peut que signifier bizarre, original, nouveau, tout ce qu’il combat. Il a devant lui l’un de ces tripatouilleurs qui se complaisent à  violenter la mélodie. « Alors, que puis-je pour vous ? Le Français craint, par un accueil trop chaleureux, de donner la becquée à  un apache. Bartà³k, de son côté, n’a pas envie de parler. Il subodore en Vincent d’Indy le personnage officiel mi-chair mi-statue comme il y en a tant à  l’Académie Liszt. A tout hasard, il montre à  son hôte un mouvement de la Seconde suite pour piano. Diable, diable, biaise d’Indy complêtement perdu. Puis, comme Bartà³k ne réplique rien : « Et les thêmes ? » Bartà³k se refuse à  commenter l’évidence. D’Indy ferait sacrément bon ménage avec l’intelligentsia budapestoise chez qui le thême est aussi « le cri de guerre des dilettantes ». Mais le musicien français n’est pas disposé à  là¢cher du lest. C’est un obsédé du thême et du chant. La musique sans thême équivaut selon lui à  la peinture sans couleur, la poésie sans rime ou la cuisine sans sel. Pas la peine de discuter. Bartà³k se dépêche de filer.