Archives de catégorie : Ecrits et littérature

La nature des choses, les choses de la nature

Interpréter une œuvre musicale

Comment prendre connaissance et interpréter une œuvre musicale ? Faut-il y aller « à l’instinct » en essayant simplement de respecter au plus prés les indications figurant sur la partition ?
Faut-il au contraire à l’instar des grands interprètes approfondir la composition dans son contexte : projet du compositeur, circonstance de son travail (vie matérielle et affective), influences musicales du moment,  contraintes (notamment d’instrumentation) ou au contraire facilités dont il a pu momentanément bénéficier, etc.

Sidonie Blaise dans un article du Monde  approfondit le sujet en analysant  le livre « Interpréter. Pour une théorie de la reproduction musicale » (*) du philosophe Theodor W. Adorno (1903-1969) . Voici quelques extraits de  cet article :

Dans cet essai, qui réunit en particulier des notes sur Frederick Dorian, Wagner, Bach, Beethoven, Berg ou Schoenberg, le philosophe de l’école de Francfort, également pianiste et compositeur, fonde sa réflexion sur le fait que « la musique n’est pas un langage », mais une « langue sans intentions ». Il se propose ainsi d’élaborer une théorie de l’interprétation qui soit spécifique à cet art (…) Face à l’écueil d’une interprétation musicale « historiciste » (qui respecterait scrupuleusement la lettre de la partition), le philosophe prône une interprétation dans l’esprit de l’œuvre, qui consiste pour le musicien à l’analyser et à la comprendre comme un tout avant de la jouer avec sa gestuelle et son corps propres – pensons à la forme et à la force des mains du pianiste, qui structurent son style (**).

Opposé à toute pensée relativiste, selon laquelle l’interprétation dépendrait de chaque musicien, Adorno esquisse, par une fine dialectique, une théorie générale. L’interprète, dans sa subjectivité même, doit viser un juste accord avec les notations et la gestuelle suggérée par ces notations afin d’éclairer la cohérence de l’œuvre. Ainsi, « l’objectivité de la reproduction présuppose la profondeur de la vision subjective, sous peine de n’être que le décalque rigidifié de la surface ».
_______
(*)Interpréter. Pour une théorie de la reproduction musicale
(Zu einer Theorie der musikalischen Reproduktion. Aufzeichnungen, ein Entwurf und zwei Schemata),
de Theodor W. Adorno,
édité par Henri Lonitz, traduit de l’allemand par Martin Kaltenecker, Philharmonie de Paris Editions, « La rue musicale », 448 p., 17 €.

(**) Cette remarque sur la gestuelle d’une oeuvre me rappelle cette anecdote que m’a raconté Florentine Mulsant « Quand j’ai montré ma partition à Demarquette, il m’a dit : Dans cette tonalité tu ne me facilites pas l’interprétation, en la baissant d’un  demi ton je pourrais utiliser la » corde à vide » ce qui serait beaucoup plus simple ».
Ou cette autre du pianiste Eric Heidsieck : « Chez Ravel ou Chopin, on sent le pianiste car il compose en facilitant le passage du pouce dans les montées rapides ».

Bach pratiquait le dessin, Chopin la peinture.

Je reviens sur ce billet du 20 février 2021 qui n’a toujours pas trouvé son auteur :

– Vous êtes un intellectuel: vous faites des notes,  pas des sons. Vous pensez les hauteurs et la phrase, vous ne pesez ni le timbre ni la couleur.
– C’est-à-dire ?
– Vous êtes outillé pour Bach. Normal chez un cérébral. Bach concevait la musique indépendamment des sons, grâce à quoi on l’interprète sur des instruments variés. Des mathématiques musicales. Le clavier bien tempéré ne demeure t-il pas aussi magistral au clavecin, au piano, à l’accordéon voire au xylophone ? Bach, l’Himalaya de la musique, dominait un désert de timbre. Bach a fini sa vie aveugle mais il a composé dès le départ comme un sourd.
– Un sourd Bach ?
– Le plus grand sourd que la terre ait porté. Un pur génie sourd. Admettez que Chopin se montre un musicien plus entier que Bach : il élabore autant le timbre que la mélodie et l’harmonie.
– Vous plaisantez ? il n’a écrit que pour le piano.
– Preuve qu’il créait totalement ! cela sonne ainsi qu’il l’a entendu. Il possédait le souci exhaustif des éléments qui construisent la musique

Il maniait les timbres comme Rembrandt les pigments sur sa palette. Bach pratiquait le dessin, Chopin la peinture.

Haïkus

1-Agile aux pieds légers
C’est la rengaine
Du coureur à pied

2- Fatigué au lever ?
Pourquoi se coucher ?

3- Composer c’est libérer les notes
Pour les mettre en cage

4- Petite pluie abat grand vent
Grand vent abat grand arbre
Grand arbre abat petite pluie

5- Ce parfum a une odeur de sale
Ce vin un goût de tiroir-caisse
On est gâté

6- Mains froides
Chaudes amours,
Pieds froids
Pauvres amours

7- Ronsard l’a dit :
« Si jamais homme en aimant fût heureux,
Je suis heureux, ici je le confesse
Fait serviteur d’une belle maîtresse… »
…La Musique

A suivre…

La servante écarlate

C’est une belle jeune femme de 34 ans, brune, grande 1,70 m, sensible, très féminine. Elle est mère d’une petite fille qui avait 4 ans quand  le gouvernement de son pays a été renversé et remplacé par une affreuse dictature , le pire régime politique qu’on puisse imaginer. Son enfant lui a été immédiatement enlevé, elle ne l’a plus jamais revue.

Sous prétexte d’augmenter une natalité défaillante, le régime a séquestré  toutes les femmes comme elle et les a réduites en esclavage. Leur seul destin :  le sexe pour procréer. Après un lavage de cerveau adéquat, elle a été mis au service exclusif d’un couple de hauts dignitaires du régime qui en ont fait leur « servante ». Elle n’a plus de nom, on la désigne  par son appartenance à son maître. Elle nous raconte sobrement sa peur permanente face aux exactions du régime, sa vie d’esclave sexuelle avec sa dramaturgie ritualisée,  ses interdits, l’ignominie des lois et moeurs de cette autocratie  à la fois très rigoriste et dépravée.

La servante écarlate est un thriller  dystopique puissant écrit dans un  style  sobre, sensible,  très fluide, (excellente traduction de Michèle Alabret-Maatsch))  avec des pointes d’humour noir et des réflexions sur la condition de la femme face au mâle phallocrate et prédateur, toutes choses qui ne sont pas sans nous rappeler  une brûlante actualité.

A la lecture de ce livre, on comprend pourquoi Annie Ernaux s’est étonné que le prix Nobel lui échoit  plutôt qu’à cette autre octogénaire, Margaret Atwood.  En matière de réflexions et de témoignages sur la condition féminine dans nos sociétés humaines, Les années  de la nobélisée ne font pas le poids face à cette Servante écarlate, un best seller dont l’auteure nous dit notamment, dans une postface  très éclairante :

Margaret Atwood
Margaret Atwood

Certains romans hantent l’esprit du lecteur, d’autres celui de l’auteur. La Servante écarlate a fait les deux.
Ce roman n’a jamais cessé d’être publié depuis sa première parution en 1985. I1 s’en est vendu des millions d’exemplaires à travers le monde, dans une variété étourdissante d’éditions et de traductions. Il est devenu une sorte de référence pour ceux qui écrivent a propos d’évolutions politiques visant à prendre le contrôle des femmes, particulièrement celui de leur corps et de leurs fonctions reproductrices : « Un peu dans le genre de La Servante écarlate » et « On  pense à La Servante écarlate » sont devenues des expressions familières. Le roman a été banni de certains lycées, et il a inspiré d’étranges blogs sur le Web où l‘on discute de ses descriptions de la répression des femmes comme s’il s’agissait de recettes de cuisine.