Marie Shéridan nous envoie un « petit papier sur un grand discours », le discours que Patrick Modiano à prononcé lors de la remise de son prix Nobel.
Et moi je ne résiste pas à publier (après ce papier) cette longue interview qui date de 1970 où l’on voit un beau jeune homme nous parler de sa carrière d’écrivain. Quarante ans après, le Nobel en exhausse le relief…
PETIT PAPIER POUR UN GRAND DISCOURS
Patrick Modiano a prononcé dimanche 7 décembre 2014 à Stockholm, pour la réception de son prix Nobel de littérature, un discours d’anthologie qui fera date.
Porté par une langue superbe, d’une simplicité épurée, l’auteur a livré en une quarantaine de minutes un texte sublime, telle une véritable partition musicale, unissant rigueur absolue et profonde émotion.
Deux images d’univers glacés enchâssent le discours pour donner à voir ce qu’est l’écriture : l’écrivain est devant sa page blanche comme s’il était seul la nuit au volant de sa voiture, glissant sur le verglas sans aucune visibilité ; c’est lui que l’on retrouve à la fin du discours, ce romancier dont la vocation, devant cette grand page de l’oubli, est de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan. Et entre ces métaphores, Modiano tisse, déploie dans une structure parfaite, tous les thèmes centraux de son œuvre : Paris, l’Occupation, le passage du temps, la mémoire et l’oubli.
Qui est l’écrivain, pourquoi écrit-il ? A ces questions, Modiano ne se contente pas d’apporter une réponse individuelle et limitée. L’écrivain, c’est l’Artiste, celui qui partage avec le peintre, le photographe ou le musicien cet état de demi sommeil, de somnambule qui marche sur les toits. Il rêve et nous rêvons avec lui dans un monde de brumes et de brouillards traversés par une lumière voilée dans lesquels il nous entraîne. Nous y retrouvons Michel-Ange (dans une discrète allusion), Chopin, Yeats, Baudelaire, Mallarmé et tant d’autres… Modiano aurait voulu être poète et musicien, ne l’est-il pas en réalité ?
Sa nuit originelle, c’est Paris, le Paris de l’Occupation, un Paris de mauvais rêve qui va faire de lui un écrivain. Et va le nourrir, aux côtés des grands romanciers du XIXe siècle, auteurs des grands massifs romanesques du passé, aux architectures de cathédrales … : Balzac, Dickens, Dostoïevski, Flaubert ou encore Tolstoï qui s’identifiait si fortement à son héroïne qu’il aurait pu dire : « Anna Karénine, c’est moi ».
Seuls un état second de concentration totale et une certaine solitude permettent à l’écrivain de trouver l’oubli de soi total qu’exige la véritable création ; mais que l’on ne s’y trompe pas : loin du repli sur soi, l’écriture développe un état d’hyper-lucidité vis à vis du monde extérieur.
Insensiblement, Modiano nous a fait glisser du rêve à la réalité : l’écrivain, c’est aussi celui qui va révéler le mystère des êtres et de leur vie quotidienne, en apparence banale. Il va dévoiler la phosphorescence qui se trouve au fond de chaque personne, car son imagination, loin de déformer la réalité, doit la pénétrer en profondeur et révéler cette réalité à elle-même. Oui, le romancier est un voyant et même un visionnaire …
Comme Alfred Hitchcock, l’écrivain, marqué par son enfance, dont un ou plusieurs épisodes va ensuite constituer la matrice de ses livres, n’aura de cesse de tenter d’en résoudre les énigmes et les mystères.
Ces mystères, ce seront pour Modiano ceux de Paris : tel Edgar Poe, perdu dans la contemplation des foules anonymes ou encore Thomas De Quincey, à la recherche de son amour perdu dans les rues de Londres, Paris et sa topographie vont inspirer à l’écrivain tout son travail sur le souvenir et la mémoire. Ce que Modiano recherche, c’est la vie des autres, ceux qui ont disparu et dont les numéros de téléphone dans les anciens annuaires sonnent désormais dans le vide. Le Bottin de Paris, c’est l’Atlantide, la ville engloutie et le souvenir de tous ces êtres que Modiano veut faire ressurgir. Enfant de 1945, il se doit de lutter sans cesse contre l’amnésie et l’oubli.
Mais dans les mégapoles du XXIe siècle, dans ces quartiers où règne la guerre sociale, dans ces bidonvilles toujours plus nombreux, comment l’écrivain pourra-t-il continuer à témoigner de la vie de ses semblables ? Aujourd’hui le temps s’accélère et avance par saccades, nos sociétés instables et incertaines vivent au rythme de l’internet et des réseaux sociaux. Pourrons-nous réussir à préserver la part d’intimité et de secret qui était encore notre bien jusqu’à une époque récente ?
Et que deviendra alors la littérature ? Les décennies à venir pourront-elles nous donner, à défaut d’un nouveau Proust, tout du moins d’autres grands auteurs ?
A ces questions, Modiano répond avec espoir et optimisme : ce magnifique écrivain continue de croire en l’homme et en son besoin absolu de créer, de transmettre et d’exprimer la vie. Par vocation, devoir ou nécessité absolue, le romancier aura toujours pour mission de témoigner des destinées humaines.
Grande fresque où se côtoient les artistes qui l’ont inspiré, interrogation sur la place et le rôle de l’écrivain dans la société, plongée dans les replis de la conscience, Modiano nous offre avec ce discours à la fois pudique et lumineux, une leçon d’intelligence, d’écriture et d’humanité.
Marie Sheridan
Bravo, Marie et merci pour ce bel hommage à notre nouveau prix Nobel français de littérature !