Giuseppe PENONE – A l’origine était le souffle

> Un beau billet d’Yves Rinaldi

Rovesciare i propri occhi (« retourner ses propres yeux »), 1970.

Dans cet autoportrait de ses débuts à Arte Povera, Penone se photographie portant des verres de contact miroitants et réfléchissant la lumière qui recouvrent l’iris et la pupille. Rendu ainsi physiquement aveugle par cet pellicule de verre, l’artiste dépasse les contingences de la réalité visuelle extérieure pour mieux retrouver une forme de regard intériorisé qui se veut forcément plus authentique, en même temps qu’il affirme que le regard qu’un artiste porte sur le monde est comme un miroir, exacerbé par sa sensibilité, du monde lui-même. Cette dialectique du regard alterné entre l’artiste et le monde n’est pas nouvelle et se rencontre dans bon nombre d’autoportraits célèbres dont celui, fameux, de Nicolas Poussin et daté de 1650, conservé au Louvre, qui fascina tant les artistes et les philosophes du XXe siècle. Il est probable que Giuseppe Penone s’en est souvenu lorsqu’il conçut cette photographie, transposant le contenu discrètement allégorique du tableau de Poussin au niveau de la surface « miroitante » de ses propres yeux.

Là où Poussin suggère l’essence même de son métier – l’artiste doit révéler la condition humaine à travers l’héritage gréco-romain et judéo-chrétien – par une mise en abîme de la surface de la toile, entre présence réelle et illusion propre à l’image peinte,  Penone focalise la mission de l’artiste sur cette surface réfléchissante, au double sens du terme, que sont  le regard / les yeux de l’artiste. J’aurai bientôt l’occasion de revenir plus en détails sur l’autoportrait de N.Poussin, dans un prochain article consacré à cet artiste au génie souvent mal connu.

Nicolas Poussin, Autoportrait, 1650, Paris, Musée du Louvre.

 

LE CADET D’ARTE POVERA
Né le 3 avril 1947 à Garessio, dans le Piémont italien, Giuseppe Penone, est le plus jeune représentant de l’Arte Povera, mouvement conceptuel italien des années 1970-1980 (voir l’article précédent consacré à Giovanni ANSELMO). Son œuvre, profondément originale, unanimement saluée par la critique et les institutions artistiques, fait suffisamment rare pour être signalé, fait de lui un des acteurs majeurs de l’art contemporain. D’aucuns le considèrent même comme le plus grand artiste vivant. Homme discret, vivant modestement dans un village montagneux de sa région natale, Penone, doué d’une grande culture littéraire et artistique, cultive une connaissance approfondie de la forêt dans laquelle il puise ses matériaux et la matière d’une réflexion fondée sur les rapports homme/nature et l’ontologie de l’être (esse) à travers les cycles naturels, les notions de devenir et d’effacement, d’empreinte et de dissolution, de surface et de matière, à travers un ensemble de jeux sémantiques unissant les différents modes de perception et de « réflexion ». Penone réconcilie l’art conceptuel avec le monde sensible, le travail de l’homme avec la matière naturelle. Sa démarche se fonde sur la recherche de « signes » dans la nature qui révèleraient une mémoire des origines inscrite dans la matière, qu’elle soit organique ou inanimée. La présence de l’homme y joue le rôle de révélatrice de la métamorphose de la matière, du temps qui s’écoule inexorablement, entraînant dans son sillage l’ensemble de la création, avec son cortège de mort, de recommencement, d’effacement et de renouvellement. En révélant tous ces processus complexes dans des installations constituées de matières brutes ou transformées par l’homme, Penone nous parle du Destin, auquel il donne une réalité perceptible par des œuvres d’une indéniable présence matérielle et sensible. L’air et l’eau, en tant que fluides dynamiques à l’œuvre dans les processus de transformation de la matière dans la nature, occupent une place déterminante dans son travail. En même temps, Penone étudie les rapports sensibles entre les surfaces, celle de la peau humaine avec celle des feuilles des arbres par exemple, ou encore replace le geste créateur de l’artiste comme catalyseur des métamorphoses de la nature chères à Ovide et à la mythologie grecque, tous deux sources d’inspiration puissantes dans bon nombre de ses œuvres.

« LA MONTAGNE DEVIENT SABLE…CE N’EST QU’UNE QUESTION DE TEMPS »
Pour Penone, tout est fluide, donc dynamique dans la nature, y compris la roche. Rejoignant par le plus grand des hasards la conception du bouddhisme Zen, dont il est notoirement étranger, Penone tente de nous faire sentir que l’action exercée par les fluides tels que l’eau et le vent aura toujours raison des matières le plus résistantes et, à priori, « inaltérables », comme la roche.

Dans l’œuvre ci-dessus, intitulée « ÊTRE FLEUVE » (essere fiume), datée de 1981, l’artiste a prélevé un galet dans un torrent montagnard et a sculpté une copie exacte dans la même roche que l’original, reproduisant le geste d’érosion de l’eau du fleuve par son ciseau de sculpteur. L’artiste s’efface derrière l’objet lui-même qui se confond alors avec le geste (re)créateur du « fleuve », appellation ici générique pour tout cours d’eau capable d’arracher des fragments au lit rocheux, de les transporter et de les « sculpter » au gré des chocs. L’artiste devient ce fleuve (« être fleuve ») dont le poète grec Héraclite avait fait la métaphore du temps qui s’écoule et sur lequel on ne peut revenir car on ne s’y baigne jamais dans la même eau. Cette modeste sculpture se situe aux antipodes du narcissisme propre à tout artiste qui se respecte. Celui-ci n’y imprime en effet aucune « créativité, aucun « style », aucune marque de fabrique et signature qui permettraient d’en identifier l’auteur. D’auteur, il n’y en a pas, excepté ce « fleuve » dont l’artiste a prélevé un morceau (de pierre) et, en le reproduisant, en a « immortalisé » un moment de l’action, de ce cours puissant qui érode les rochers jusqu’à les pulvériser en les transformant en sable. L’œuvre se veut ici un témoignage de ce stade intermédiaire entre la montagne et le sable et le ciseau du sculpteur, se substituant un instant à l’eau à laquelle rien ne résiste, un hommage de l’homme aux cycles de transformation perpétuelle de la matière par une dynamique universelle : celle de la nature même.
« L’ARBRE SE SOUVIENDRA DU CONTACT »

Comme beaucoup d’artistes de la mouvance conceptuelle ou se réclamant du Pop’Art des années 1960, Penone s’interroge sur la place du corps humain dans l’art et tout particulièrement de celle du corps de l’artiste dans le processus créateur, corps qui devient le terrain d’expérimentation artistique favori. Loin de se livrer à des « Happenings » spectaculaires au cours desquels il se mutile ou utilise son sang comme matière première, comme le font certains de ses collègues français ou américains, à cette époque de révolution et de contestation,  Penone, dans une démarche foncièrement habitée par un idéal esthétique de beauté, au sens platonicien du terme, utilise des empreintes de son corps dans des matières naturelles in situ ou encore travaillée par ses soins, pour, là encore, en révéler les métamorphoses sous l’action des fluides ou de la matière vivante, tout simplement. L’œuvre ci-dessus est intitulée « ALPES MARITIMES : IL POURSUIVRA SA CROISSANCE, SAUF EN CE POINT » et s’échelonne entre 1968 et 1978, dates respectives des deux photographies. Considérant que la matière vivante est, comme toute autre matière, elle aussi fluide, Penone fait photographier en 1968 sa main empoignant le tronc d’un jeune arbre situé dans une forêt des Alpes Maritimes et fait couler un moulage en bronze de cette même main qu’il fixe sur l’empreinte laissées sur l’arbre, comme pour en matérialiser le souvenir. L’arbre continue de croître malgré la présence de cette main intruse et, dix ans après, Penone photographie l’arbre dont le tronc s’est élargi, incrustant dans l’écorce la main de bronze laissée par l’artiste comme signe de son intervention passée. La vie a triomphé de la blessure infligée par la main de l’homme et la matière ligneuse s’est développée, telle un fluide irrépressible.

Ici, Penone se révèle, tout comme son collègue d’Arte Povera, Giovanni ANSELMO, un remarquable land artiste. Toujours en 1968, Penone enserre un arbre de la même forêt d’un lacis de fils de fer reproduisant succinctement sa silhuette. Dix ans après, le diamètre de l’arbre s’est accru, laissant apparaître les profonds sillons laissés sur son écorce par ladite silhouette, là encore, comme une cicatrice d’une blessure infligée par l’homme mais dont la vie a de toute façon su triompher. Cette œuvre s’intitule « ALPES MARITIMES : L’ARBRE SE SOUVIENDRA DU CONTACT », 1968 (voir la photographie ci-contre prise en 1978 soit dix ans après le « contact »)

LES ARBRES AURONT LE DERNIER MOT

Dans « SENTIER DE CHARME », 1986, FRAC de Bretagne, l’artiste a sculpté une vague silhouette humaine en bronze qu’il a disposé à même le sol de la forêt bretonne. Quelques arceaux de métal signalent à l’arrière les traces du cheminement de l’homme sur le sol feuillu de cette forêt. Penone a planté un jeune charme au pied de la sculpture et dont le tronc en traverse déjà les parties laissées creuses à cette fin. L’arbre va grandir, envelopper de ses branches la sculpture, puis la contraindre de son puissant tronc jusqu’à la disloquer et la faire disparaître. Seules les quelques traces du cheminement subsisteront comme ultimes témoins de ce qui fut une présence de l’homme à travers une silhouette de bronze, matière noble et symbolisant à la fois la sculpture et les arts du feu. Ici encore, la matière vivante, ce fluide ininterrompu, aura vaincu l’œuvre de l’homme, forgée dans un métal pourtant si solide.

Avec cet « ARBRE DE 5 METRES » (Albero di 5 metri) datant de 1973 et appartenant aux collections du Centre Pompidou (MNAM), Penone tente de retrouver l’arbre dans la poutre taillée par la main de l’homme. Son ciseau va explorer la matière du bois mort pour retrouver le réseau des fibres et des nœuds pour le faire réapparaître, comme une sorte de résurrection de l’arbre coupé et taillé par l’homme. Ainsi Penone fait-il « renaître » l’arbre en lui redonnant une seconde vie, sa main et son ciseau de sculpteur ne jouant le rôle que de révélateurs d’une vie latente, contenue dans les entrailles d’une poutre d’un bois apparemment mort. Le sculpteur, à l’instar de Pygmalion, donne vie à la matière inerte, du moins par la métaphore de son travail de créateur de formes « vivantes ». Nous retrouvons une démarche similaire dans d’autres œuvres de Penone (photographies ci-dessous) telles que « L’ARBRE HELICOÏDAL » de 1988, où l’artiste a « retrouvé » l’arbre initial au cœur d’une planche vrillée ou encore dans le « CEDRE DE VERSAILLES » de 2002, sculpté dans le tronc d’un grand cèdre du parc du château de Versailles, abattu à la suite de la tempête de 1999 (collections particulières)

L’impressionnante installation du Jardin des Tuileries, « L’ARBRE AUX VOYELLES » (2004) procède d’une dialectique encore plus radicale, proche de la série « ALPES MARITIMES » des années 1970. Penone a disposé le moulage en bronze d’un chêne de 14 mètres de long, lui aussi renversé par le vent, l’autre fluide naturel qui fascine tant l’artiste, au beau milieu du célèbre jardin parisien. Ce simulacre d’arbre, œuvre d’airain de la main de l’homme, est entouré de cinq jeunes chênes, symbolisant les cinq voyelles de l’alphabet (italien, dans lequel le Y est absent), à la manière du célèbre poème « Voyelles » d’Arthur Rimbaud. Petit à petit, les jeunes chênes, poussant au rythme des saisons, deviendront un immense bosquet de grands arbres qui auront complètement emprisonné l’arbre de bronze, au point de le faire disparaître, du moins visuellement. Mais nous ne verrons jamais le résultat car il faut entre 180 et 200 ans pour obtenir un chêne adulte. Le temps de l’arbre dépasse celui de la vie humaine, ce qui explique notamment pourquoi cet arbre fut très tôt révéré et érigé comme symbole de puissance, de royauté voire d’immortalité des âmes, par les premières civilisations celtiques et, plus globalement, indo-européennes. Les deux photographies ci-dessous montrent l’installation l’hiver et au printemps.

L’ampleur de l’installation, pour une œuvre vouée à disparaître, illustre également un thème cher à Penone, celui de la Vanité et de l’impermanence du monde. Les œuvres de l’homme sont condamnées au dépérissement et seules celles de l’Esprit traverseront les siècles.

À L’ORIGINE ETAIT LE SOUFFLE
Nous achèverons ce survol de l’œuvre si foisonnante de Penone avec une œuvre clé, conservée dans les collections du Centre Pompidou (MNAM) et datant de 1999. Il s’agit d’une installation d’à peu près 100 mètres carrés, constituée d’une architecture (4 murs et une voûte) faite de parpaings végétaux constitués de cages métalliques renfermant des centaines de milliers de feuilles de laurier. Au milieu de l’espace ainsi constitué, trône une étrange sculpture de bronze doré. L’œuvre s’intitule « RESPIRER L’OMBRE » et a été offerte par l’artiste au Musée National d’Art Moderne en 2004.

Penone s’inspire de l’œuvre du grand poète italien Pétrarque (1304-1374) qui, dans son « Canzoniere » chante son amour pour la belle Laure de Noves, rencontrée à Avignon. Le choix du laurier répond à une symbolique imbriquée et subtile. Il fait écho, par homophonie au prénom de la belle, Laure. Dans un des versets de ce poème, Pétrarque évoque l’image de Laure en ces termes  « Ses cheveux étaient d’or et dénoués dans le vent » (« Erano i capei d’or a l’aura sparsi ») On remarquera que le mot laurier renvoie également, par jeu de mots, au mot « vent » (« l’aura »). Il est également le symbole de l’inspiration poétique, la belle Laure ayant inspiré au poète une des plus belles œuvres de la littérature médiévale italienne. Or le dieu protecteur des poètes, l’inspirateur suprême de leur génie est le dieu Apollon, dont l’arbre emblématique est justement le laurier, lui-même symbole de lumière (il s’agit d’un arbre méditerranéen aux feuilles vernies qui « réfléchissent » la lumière du soleil) et d’immortalité (le laurier étant une espèce végétale à feuilles non caduques). On sait par ailleurs que le mot laurier partage une étymologie commune avec deux autres mots latins :

  1. AUREUS : l’or
  2. AUREA : l’aube

Cette étymologie commune renvoie à la racine indo-européenne AURE qui signifie le « souffle originel ». Ainsi se trouvent raccrochés les wagons du puzzle sémantique autour du personnage féminin de Pétrarque : LAURIER = APOLLON = SOLEIL = L’OR = LUMIÈRE = LE SOUFFLE DE L’AUBE (le « vent » du verset de Pétrarque) = LA MUSE DU POETE (Laure de Noves) Mais, au fait, où se trouve figuré ce « vent », ce « souffle » dont Laure de Noves était la muse dans l’installation de Penone ?

Tout bonnement, au milieu de l’espace défini par l’immense cage de laurier. L’étrange sculpture en bronze dorée, intitulée « PEAU DE FEUILLES » évoque tout à la fois deux silhouettes humaines comme « pétrifiée » dans le métal (= le poète et sa muse bien-aimée) mais aussi deux branches de laurier serties d’or,  séparées par un vide dont la forme stylise deux poumons humains, là où passe ce souffle invisible qui inspira Pétrarque, tel le souffle d’Apollon, immortel comme l’aube et l’or qui est aussi la couleur de l’astre solaire dont le dieu est l’incarnation parfaite.

N’oublions pas non plus que le laurier naquît des suppliques de la nymphe Daphné, qui, voulant échapper aux assiduités d’Apollon, supplia Zeus de la secourir. Et le roi des dieux la transforma en laurier avant même que le dieu Apollon ne put la rattraper et en abuser.
Cet épisode, relaté par Ovide dans ses Métamorphoses a été sublimé par le ciseau du prince des sculpteurs, Gian Lorenzo Bernini, dit LE BERNIN (1598-1680), dans un de ses plus fameux groupes en marbre (1622-1625) et aujourd’hui conservé dans les collections de la Villa Borghese de Rome (photo ci-contre). La « PEAU DE FEUILLES » se réfère à cet instant décisif où la nymphe se transforma en laurier, au contact de la main d’Apollon sur son corps tant convoité. Et la peau de la belle se fit écorce de l’arbre aux feuilles scintillantes et immortelles, comme le dieu qui la désira tant, sans jamais la posséder. Pétrarque, à l’image du dieu des poètes, dut également se contenter d’un amour exclusivement platonique avec la belle Laure de Noves. Ainsi l’épisode mythologique, tout comme l’œuvre de Penone du Centre Pompidou illustre-t-il l’éternel, mais si fécond, thème de la frustration.

Enfin, Apollon, dieu au corps parfait, modèle de perfection plastique, incarne également la beauté dont Penone, dans la lignée de tant de générations d’artistes italiens, se veut le continuateur, avec les moyens de son temps : le concept et l’installation, propres au langage des arts plastiques de la fin du XXe siècle. En cela, il se montre digne héritier de Bernin et d’Ovide lui-même qui introduit ses Métamorphoses par le vers suivant :
« Aurea prima sata est aetas » : « À l’origine fut l’Âge d’Or… ». Cet Âge d’Or auquel tout artiste rêve de revenir. C’est sans doute cela le message délivré par l’œuvre tout entier de Penone, depuis maintenant près d’un demi-siècle.

2 réflexions sur « Giuseppe PENONE – A l’origine était le souffle »

  1. Beau billet. Quelle érudition !
    Tout ce qui peut paraitre "gratuit" au "vulgum pecus" de l’art contemporain (dont je suis hélas) s’éclaire tout à  coup, quand il comprend l’intention de l’artiste, au delà  de la beauté formelle de l’œuvre.
    Merci Yves !

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