Philippe Boesmans collabore une fois de plus avec le librettiste Luc Bondy, qui reprend ici la premiêre piêce de Gombrowicz. Cette commande de Gérard Mortier est une coproduction avec les Wiener Festwochen et le Théà¢tre royal de la Monnaie de Bruxelles. Sylvain Cambreling dirige le Klangforum Wien, que l’on entend décidemment beaucoup à Paris, pour notre plus grand plaisir.
Un prince désœuvré, las des beautés qui tournent autour de lui, se fiance au premier laideron rencontré, une fille quasi muette, arriérée mentale. Une fois passée l’émotion de cette provocation, la nouvelle venue sème le trouble au palais : sa laideur et ses manières de sauvageonne réveillent les pires instincts de la cour. Le prince cherche alors à la faire fuir, mais notre Yvonne « tout entière à sa proie attachée » a des pous la laideur et la tenacité.
Si la piêce de Gombrowicz utilise la dérision, l’adaptation de Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger force le trait, bien servi par des décors et des costumes de Richard Peduzzi et Milena Canonero, kitsch à souhait. Le roi est un lubrique survolté qui refuse de vieillir, la reine une nymphomane refoulée par son désir d’ordre et de bienséance, le prince un dandy qu’effraient ses propres émancipations, Yvonne un mollusque avachi, impudique et immature. L’actrice qui tient le rôle d’Yvonne, Dà¶rte Lyssewski, a également participé à la mise en scêne et mérite un coup de chapeau pour sa performance, entièrement gestuelle puisque le rôle est presque muet. Le reste de la distribution est excellent, avec une mention particulière pour le roi, Paul Gay, qui incarne particulièrement bien son personnage.
La diction est assez lente, ce dont on se persuadera en constatant la faible quantité de texte pour ces deux heures d’opéra. Cette lenteur, jointe à la délicatesse de l’écriture sonore qui couvre rarement les voix, favorise la compréhension du texte : les surtitres sont inutiles, sauf lorsque la cour forme un chœur. Le chant tend parfois à l’aria, et l’atteint en une occasion, le monologue de la Reine dans l’acte IV.
La partition de Philippe Boesmans emprunte à de nombreux styles : parfois cela sonne dodécaphonique, parfois tonal avec degrés et fonctions adéquats – comme cette fanfare qui ponctue certaines interventions d’Yvonne -, parfois recherche de timbres, parfois « à la maniêre de », comme ce passage baroque de l’acte III où¹ le prince multiplie les courbettes. Cette fluctuation du style n’apparaît pas affectée : au contraire, Philippe Boesmans, 63 ans, semble atteindre la sérénité de l’écriture.
La scène finale, déploration dévoyée, est un modèle d’ironie dans l’écriture, la nouvelle fiancée du prince chantant « Lacrimosa, dies illa » avec des accents de candidate à l’Eurovision. Cette disparité conduit toutefois à un manque d’élan, de tension, on ne retrouve pas ce crescendo qui conduit les meilleures tragédies. Boesmans évoque ainsi son style composite dans « Ligne 8 », le magazine de l’Opéra de Paris, en parlant du début des années soixante, quand il a commencé à composer : « A cette époque un peu froide de la musique, il y avait une phobie de l’émotion dans l’art en général (…) Quand on compose pour l’opéra, il faut accepter de rentrer dans les affects. L’atonalité, le post-sérialisme étaient donc une impasse pour moi, je ne pouvais que tourner en rond là -dedans, et, pour « ouvrir », il fallait effectivement parfois faire un détour par le passé, par des comportements musicaux issus de la tradition. La musique devait pouvoir être pathétique, mélancolique, triste, allègre, tout ce qui avait disparu. »
Malgré les excellentes critiques que l’on peut lire sur ce spectacle, je reste sur ma faim. Non du fait de la musique, mais de la pièce elle-même. On est très loin de l’impact des opéras de Britten, par exemple, qui traitent eux aussi de la différence et de l’exclusion, Peter Grimes ou Owen Windgrave. On est également loin de la loufoquerie de Jarry dans Ubu roi, qui est une pièce sans message, ce qui la distingue d’Yvonne, princesse de Bourgogne. Autant certains films parviennent à marier tragédie et humour, autant ici les deux semblent s’annihiler. La musique de Philippe Boesmans, il me semble, mérite mieux que cet argument.
Jean-Armand Moroni