« Pour chanter ça, il faut placer la voix derrière les yeux. »

Les confidences de Pascal Dusapin   sur sa musique sont finalement assez rares; son art de composer, sa recherche de la forme restent un mystère pour bien des musicologues.  Aujourd’hui Il  nous  fait quelques révélations. Loin de composer « à l’instinct » comme on lui en prête parfois la démarche,  « au crayon », « à la table » comme il l’affiche habituellement  (voir ici quelques exemples), il parle de « logiciel », « structure », « étais », « contraintes » dans un interview de Pierre Gervasoni au journal Le Monde. En voici quelques extraits.

L’installation sonore pour la  panthéonisation de Maurice Genevoix 

Mon idée, ici, fut de prendre tous les morts dans mes bras, de les embrasser au sens propre. Comme il était irréaliste d’égrener tous les noms, nous en avons retenu 15 000, qui ont été lus par deux comédiens, Xavier Gallais et Florence Darel – mon épouse. Ils sont diffusés dans l’espace par soixante-dix haut-parleurs, très doucement – sinon, avec sept secondes de réverbération, ça ferait hall de gare–, et présentés dans un ordre renouvelé par un planificateur.

J’ai aussi composé environ quarante minutes pour des chœurs, sur des textes latins, qui ont été enregistrés par l’ensemble Accentus et que j’ai ensuite dû retravailler moi-même avec un logiciel. Le silence terrible qui a régné en avril-mai 2020 a sans doute déterminé l’esprit très incarné de cette œuvre. Sans parler du fait que j’ai effectué mes derniers réglages fin octobre. Se retrouver au Panthéon, le temple laïque de la République française, au moment des débats soulevés par l’affaire Samuel Paty [le professeur d’histoire de Conflans-Sainte-Honorine assassiné par un terroriste islamiste le 16 octobre 2020], a constitué un parachèvement de l’émotion liée à cette partition, que j’ai intitulée In Nomine Lucis, « au nom de la lumière ».

Le festival Présences vous met en lumière comme une figure majeure de la création contemporaine. Que vous inspire ce statut de référence ?
J’ai assez d’humour pour considérer que rien n’est gravé définitivement dans le marbre. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que, quand j’étais jeune – à la différence de ce qui se passe aujourd’hui –, l’avenir était tracé, prépensé, anticipé par différents types d’idéologies. Quant à l’appellation « musique contemporaine », c’est devenu un style. Je viens d’étudier les quatre-vingt-treize envois pour le concours de composition Toru-Takemitsu, au Japon, dont je suis l’unique membre du jury. J’y ai encore eu la preuve que la musique contemporaine était un style, comme si chacun, quelle que soit sa nationalité, avait écrit sa partition en suivant un tuto…

Que signifie alors être un compositeur contemporain ?
Pour moi, la vraie question est la suivante : qu’est-ce qu’une pensée moderne ? J’adore Sibelius et Janacek. Ils ont des pensées plus modernes dans le développement des formes que la plupart de leurs contemporains. Les transferts de formes d’une écriture à une autre sont plus complexes que les questions de langage. En 2019, lors de ma résidence au Festival de Salzbourg, l’ensemble Klangforum m’a programmé face à Anton Webern, un rapprochement qui a dû paraître surprenant pour beaucoup d’observateurs. Il en ira de même pour un des concerts du festival Présences. Quand on m’a proposé de jouer la musique de Jean Barraqué en alternance avec la mienne, j’ai dit « banco ! ». J’écoute sa musique, mais pas de façon idéologique.

A l’écart, hier comme aujourd’hui, des tendances dominantes de l’époque, où en êtes-vous de votre propre cheminement ?
Je suis animé par un feu intérieur qui refuse de faire des concessions dans le domaine expressif, et je sens que je vais en faire de moins en moins. Je suis avant tout en quête de nouvelles émotions. J’ai grandi, artistiquement, dans un monde où ce mot était tabou, y compris pour mon maître Iannis Xenakis.

En 1999, à l’âge de 43 ans, vous avez déjà été tête d’affiche du festival Présences, alors en qualité de franc-tireur. Vous semblez être une exception qui dure, et votre musique donne souvent l’impression de se libérer des règles…
Ma musique a beaucoup plus de règles qu’on ne peut imaginer, mais je n’en parle pas, et les musicologues se cassent le nez.

Est-ce pour cela qu’ils parlent de liberté, d’improvisation ?
J’attache une grande importance à ce que ma musique ait l’air d’être improvisée, en particulier les pièces pour piano. Je me donne beaucoup de mal pour qu’elles paraissent aussi improvisées qu’un solo de jazz. Pourtant, je compose à partir de systèmes – les étais, comme on dit en architecture, des sous-groupes de structures qui permettent d’édifier un bâtiment –, mais je n’en parle jamais parce que je ne veux pas être prisonnier d’une contrainte.

La lecture occupe une place importante dans votre vie. Votre esprit est-il toujours en quête d’un texte ou d’une idée pour une œuvre future ?
Je suis constamment dans la détection. Et dans la réflexion sur les formes en littérature. Par exemple, dernièrement, à la lecture d’un roman, Les Oiseaux, du Norvégien Tarjei Vesaas [1957, Le livre de poche], dont la structure est fascinante.

Vous citez de nombreuses personnalités du monde musical – compositeurs, chefs, instrumentistes – avec lesquels vous dites avoir appris. Quelle est la chose la plus récente que vous ayez apprise avec un musicien ?
La plus intéressante date d’il y a quelques jours, alors que je travaillais avec Christel Loetzsch, la mezzo-soprano qui jouera le rôle du jeune Dante dans l’opéra Viaggio, dont la création aura lieu en 2022 au festival d’Aix-en-Provence. Cette jeune femme a étudié la versification de Boccace, Pétrarque et Dante. Je l’ai donc fait engager par mon éditeur, et elle m’aide pour les accents toniques, les coupes dans les vers, etc. Je tiens à ce que le texte soit entendu, qu’il fonde toutes les lignes musicales. A un moment, Christel Loetzsch pointe un passage de la partition et me dit : « Pour chanter ça, il faut placer la voix derrière les yeux. » Derrière les yeux ? Suivent des explications techniques. J’ai écrit des kilomètres de notes pour la voix, mais je n’avais jamais entendu parler de cet aspect du chant. Je le garde en tête, et il est certain que cette donnée aura des conséquences sur mon écriture.

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