Schumpeter à la manœuvre

Voici un excellent article d’initiation  à l’économie de Carl Benedikt Frey, chercheur à l’Oxford Martin School de l’université d’Oxford et professeur d’histoire économique à l’université de Lund, article publié dans Le Monde du 19 juillet 2014.

Au cours de l’histoire, le progrès technologique a engendré d’immenses richesses, mais également de grands bouleversements. La fabrication d’acier aux Etats-Unis a ainsi connu des transformations majeures dans les années 1960, lorsque les grandes aciéries ont dû fermer leurs portes pour se voir remplacées par des usines de plus petite taille, détruisant au passage la base économique de villes comme Pittsburgh, en Pennsylvanie, ou Youngstown, en Ohio. Les mini-aciéries ont toutefois grandement accru la productivité et créé de nouveaux métiers ailleurs.

Cet exemple illustre ce que l’économiste Joseph Schumpeter appelait la  » destruction créatrice  » : la croissance économique à long terme dépend de beaucoup plus qu’un simple accroissement de la production des usines existantes ; elle implique également des changements structurels de l’emploi.

Nous pouvons observer le même phénomène dans la révolution actuelle du secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC), qui influe sur la plupart des secteurs du monde moderne du travail, même ceux qui ne sont pas directement liés à la programmation informatique ou à la conception de logiciels. Les technologies informatiques ont créé de nouvelles entreprises prospères (et même des secteurs entiers) tout en réduisant la demande de main-d’œuvre industrielle, ce qui a tué de nombreuses cités ouvrières.

Pourtant les villes comme Detroit, Lille ou Leeds n’ont pas souffert en raison de la baisse de la production manufacturière ; au contraire, la production dans ces villes a plutôt été en croissance au cours de la dernière décennie. Leur déclin découle plutôt du fait qu’elles ne parviennent pas à attirer des entreprises qui offrent d’autres types d’emplois. Au lieu de vouloir préserver le passé en soutenant les secteurs traditionnels, les dirigeants devraient porter toute leur attention sur la gestion de la transition vers de nouvelles formes d’emploi.

Les premières technologies de la révolution industrielle ont remplacé des artisans relativement spécialisés, et par conséquent augmenté la demande de main-d’œuvre non spécialisée. La chaîne de montage automobile lancée en 1913 par Henry Ford a été conçue pour que des ouvriers non spécialisés y travaillent.

Une grande partie de l’histoire du développement industriel du siècle dernier peut être vue comme celle de la concurrence entre une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée et de nouvelles technologies qui se passent de ces compétences. Nous avons déjà observé les conséquences de l’implantation dans le secteur automobile de robots pouvant effectuer les tâches routinières, autrefois exécutées par des milliers d’ouvriers qui gagnaient de bons salaires sur les chaînes de montage.

Compétences transférables

Des bouleversements encore plus grands attendent le monde du travail. Même s’il faut être prudent lorsqu’il s’agit de prédire l’évolution technologique, nous avons déjà une bonne idée de ce que les ordinateurs permettront de réaliser dans un avenir proche.

La plate-forme  » eDiscovery  » de Symantec Clearwell, par exemple, est un logiciel d’analyse linguistique utilisé pour dégager les grandes lignes d’un ensemble de documents. Clearwell, qui se targue de pouvoir analyser et trier 570 000 documents en deux jours, transforme déjà la profession de juriste en accélérant les recherches avant les procès et en effectuant les tâches accomplies par le personnel d’assistance juridique, et même par des juristes ou avocats.

Les technologies de capteurs entraîneront l’automatisation totale d’un grand nombre d’emplois dans le transport et la logistique. Il n’est pas utopique d’imaginer que les véhicules autonomes de Google éliminent un jour les emplois des chauffeurs de taxi et d’autobus. L’automatisation pourrait même toucher les emplois peu qualifiés dans le secteur des services, jusqu’ici à l’abri. La croissance de 20 % par an de la demande de robots personnels et de services domestiques en est un bon indice.

Où se créeront les nouveaux types d’emplois ? Les changements technologiques génèrent une demande d’architectes et d’analystes de traitement massif des données, de spécialistes du cloud computing, du développement de logiciels et du marketing numérique — des métiers qui, il y a à peine cinq ans, n’existaient pas vraiment.

La Finlande offre des enseignements précieux sur la façon de s’adapter. Son économie a d’abord souffert des difficultés de Nokia, l’entreprise la plus importante du pays, face à l’apparition des smartphones. Mais plusieurs entreprises nouvelles ont été lancées autour des plates-formes de ces mêmes smartphones. Dès 2011, des anciens employés de Nokia créèrent 220 entreprises de ce type. La société Rovio, qui a vendu plus de 12 millions d’exemplaires de son jeu vidéo Angry Birds, ne regorge-t-elle pas d’ex-employés du géant finlandais ?

Ce n’est pas une coïncidence. D’importants investissements dans l’éducation ont formé une main-d’œuvre adaptable. En investissant dans des compétences transférables, qui ne se limitent pas à des secteurs donnés ou à des métiers susceptibles d’être informatisés, la Finlande montre la voie. La main-d’œuvre  » humaine  » conservera toujours un avantage comparatif sur le plan de la créativité et de l’intelligence sociale. Les politiques publiques doivent donc viser en priorité le développement de ces compétences, pour qu’elles viennent appuyer plutôt que concurrencer les technologies informatiques.

par Carl Benedikt Frey

Traduit de l’anglais par Pierre Castegnier

Project Syndicate, 2014. www.project-syndicate.org

© Le Monde

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