Paris, une ville de bobos égoïstes

Depuis des décennies, les édiles qui se sont succédés à la tête de la Ville de Paris, quelles qu’en soient les couleurs, ont conforté le nombrilisme égoïste de petits-bourgeois intellectuels – les fameux « Bobos » – au détriment des besoins du « menu peuple » et de ses banlieues. Voilà en gros la thèse défendue par Philippe Meyer et Eric Hazan.
Des point de vue qui vont à l’encontre des idées reçues – voilà qui fait du bien, venant de deux parisiens – publiés par  Le Monde du 31 janvier 2014 dans un long entretien.
En voici des extraits.
Paris s’est-il diversifié ou uniformisé, s’est-il embourgeoisé ou bien résiste-t-il plutôt bien à l’homogénéisation urbaine et sociale ?

Philippe Meyer : C’est paradoxalement sous une gouvernance de gauche – qui n’a que la mixité à la bouche –  que s’est uniformisée à l’extrême la population parisienne. Paris s’est uniformisé socialement, et les quelques quartiers préservés ne le resteront pas longtemps. L’union entre la politique dite de logement social et la politique des promoteurs aura vite fait de venir à bout d’un quartier comme celui de la Goutte-d’Or, par exemple. Cet embourgeoisement de la capitale a commencé sous Jacques Chirac et Jean Tiberi, et s’est poursuivi sous Bertrand Delanoë. Fâcheuse continuité !

Les principales critiques adressées par la gauche à MM. Chirac et Tiberi portaient sur les détournements de fonds de l’argent public. C’est condamnable, et ç’a été condamné, mais c’est remédiable. Ce qui a des effets durables, c’est le processus de repeuplement de Paris qu’ils ont entrepris. Un repeuplement réalisé par clientélisme du RPR de l’époque. Les différents maires d’arrondissement ont tout fait pour installer dans les quartiers dits rénovés une population de cadres moyens en voie ascensionnelle qui votaient à droite. C’est ce qui a permis à M. Chirac de réaliser, pendant vingt ans, le grand chelem à Paris. Mais, dès que les enfants de ces gens-là ont pu voter, la droite a perdu six arrondissements et a fini par perdre Paris.

Eric Hazan : Je ne pense pas que l’équipe de Bertrand Delanoë ait activement travaillé à renforcer le processus d’embourgeoisement, mais elle n’a rien fait pour lutter contre. J’habite Belleville, et je vois des panneaux sur des chantiers qui annoncent la création de logements sociaux, je vois aussi les gens qui partent et ceux qui reviennent, et ce ne sont pas du tout les mêmes. Les pauvres, on les reloge ailleurs, plus loin…

D’ailleurs le mot  » social  » salit tout ce qu’il touche, c’est une feuille de vigne destinée à faire passer l’inacceptable – plan social, médiation sociale, cas social… Sur l’autre rive, le Quartier latin est un autre exemple d’embourgeoisement total. Dans ma jeunesse, c’était un endroit merveilleux où tous les étudiants en lettres, en sciences, en droit, en pharmacie et ceux des grandes écoles se retrouvaient. Il y avait là une concentration d’intelligence et de beauté saisissante. L’enseignement supérieur devenant une affaire de masse, il était impossible de continuer à concentrer dans ce quartier tous les étudiants, d’autant que Mai 68 avait montré que cette concentration n’était pas sans danger.

C’est pourquoi on les a dispersés aux quatre coins de la région parisienne, surtout vers le nord, vers Nanterre, Villetaneuse et Saint-Denis. A la suite de quoi la rive gauche s’est mise à ressembler progressivement au duty free d’un aéroport international. Dans le quartier Maubert, la rue de Bièvre ou la rue Maître-Albert, qui étaient des rues arabes avec des hôtels qui louaient des chambres à la journée ou au mois, sont devenues les lieux les plus chics et les plus chers. On y trouvait même naguère un président de la République.

P. Meyer : La rive droite n’échappe pas non plus à ce phénomène. Il suffit de parcourir le quartier Montorgueil entre 19 heures et 2 heures du matin pour constater qu’il est devenu totalement homogène. L’autre jour, je marchais dans ce quartier que je connais depuis avant la destruction des Halles, il faisait beau, j’ai longé toutes les terrasses des cafés et des restaurants, et j’ai eu le sentiment de traverser une sorte de réserve. Tout le monde se ressemblait, même tranche d’âge, mêmes vêtements, mêmes conversations, même nourriture…

Mais cette gentrification de la capitale n’est pas propre à Paris, on observe le phénomène dans d’autres grandes villes européennes…

P. Meyer : Certes, Paris n’est pas la seule métropole à s’être embourgeoisée, mais Paris est une ville singulière, une ville de 100 km2 avec 20 000 habitants au km2. Quand on dénonce l’embourgeoisement de Londres ou de Berlin, on parle de villes dont la densité de population (4 800 habitants au km2 pour l’une, 3 800 pour l’autre) rend les transformations moins violentes, moins rapides. De surcroît, ni Londres ni Berlin n’ont écrasé les autres villes britanniques ou allemandes.

Habiter à Paris, à cause de l’histoire de cette ville capitale, c’est un signe majeur de réussite sociale, et la compétition pour l’immobilier y est rude. Ajoutons que, pour la première fois de son histoire, Paris est une ville de passagers : 20 % des appartements dans les arrondissements historiques sont des résidences secondaires. L’uniformisation des quartiers était prévisible, et c’est pour cela que l’on peut critiquer l’équipe de Bertrand Delanoë, qui a refusé de réfléchir, de consulter, de réunir une vie intellectuelle autour d’elle pour comprendre la nature et l’évolution de ce phénomène, de voir comment l’endiguer. Et notamment comment maîtriser l’augmentation des flux touristiques.

Le tourisme a constitué un véritable levier du dépeuplement et du repeuplement par d’autres catégories sociales du centre de Paris. A partir du moment où les magasins de première nécessité ont commencé à voir arriver des touristes, les propriétaires des murs ont préféré céder le bail à un marchand de tee-shirts plutôt qu’à un boucher. Il en est résulté une raréfaction des magasins de la vie quotidienne. Ceux qui subsistent, en position d’oligopoles, augmentent leurs prix, et l’enchérissement du coût de l’alimentation, par exemple, contribue au départ des uns et aux difficultés à arriver des autres.

Pendant la campagne de 2001, j’avais mis en garde Philippe Séguin et Bertrand Delanoë sur le danger que représentait pour la mixité sociale la disparition des petits commerces de proximité. Je leur avais expliqué que si le nombre de magasins de première nécessité diminuait, ce qui est le cas dans les arrondissements touristiques de Paris, les prix allaient augmenter et, à force, pousser dehors les habitants de ces quartiers, dont les ressources sont fixes, comme les retraités, même s’ils ne sont pas pauvres. J’avais attiré leur attention sur la nécessité de maintenir ces petits commerces pour assurer la diversité de la population parisienne.

Philippe Séguin m’avait regardé comme si je commettais une faute de goût terrible en lui parlant d’une population aussi peu intéressante selon lui que les commerçants, et Bertrand Delanoë m’avait répondu :  » Mais enfin, Philippe, ils votent tous à droite !  » Evidemment, il a fallu faire marche arrière, et la mairie a racheté un certain nombre de magasins pour réintroduire des commerces de première nécessité comme les bouchers.

Certains quartiers semblent toutefois résister à toutes ces transformations. Peut-on mettre Belleville et le 5e arrondissement sur le même plan ?

E. Hazan : Oui, il existe des poches de résistance : le marché turc à l’ombre de la porte Saint-Denis, le quartier d’Asie du Sud-Est qui va jusqu’à La Chapelle, Belleville, où les Chinois tiennent bon, et la Goutte-d’Or, qui reste un quartier arabe parce que les négociants algériens possèdent les murs et qu’on ne peut pas les mettre dehors. Mais plus au nord, rue Myrha, où la population est majoritairement africaine et financièrement fragile, il y a de terribles opérations de logements sociaux qui conduisent à l’arrivée massive d’une bourgeoisie blanche, instruite et bien plus aisée.

On sent, à Paris, un mépris quotidien des pauvres de la part de ceux qui devraient s’en soucier. La ligne 13 du métro le symbolise parfaitement, même si les transports en commun ne sont pas sous la tutelle de la mairie. C’est une ligne de pauvres Blancs, de Noirs et d’Arabes. Elle est toujours bondée, et pourtant elle est à l’abandon, les rails sont en mauvais état et les pannes très fréquentes. Ce serait impensable que la ligne qui passe par Trocadéro et Alma soit dans le même état.

Qu’aurait-il fallu faire pour enrayer cette évolution de Paris et préserver sa diversité sociale et culturelle ?

P. Meyer : Il fallait remplacer le discours clérical des socialistes par une volonté de connaître et de comprendre la réalité de la ville et d’agir sur elle. Au lieu de faire des fleurs de rhétorique sur les piétons, la mixité, la fête, la convivialité, et plutôt que de donner des terrains de jeux pour adultes aux nouveaux bourgeois, il fallait profiter de cette arrivée au pouvoir d’une nouvelle équipe pour décider quelle priorité allait être donnée à l’action de la municipalité dans le logement, les transports, la culture, les rapports avec la banlieue…

La mairie de Paris compte 50 858 fonctionnaires titulaires (à titre indicatif, il y en a 16 000 à Bruxelles pour l’ensemble des 27 pays). M. Delanoë n’est pas responsable d’avoir hérité d’une structure qui fut celle de la préfecture de la Seine, s’il l’est d’avoir multiplié les postes de directeurs et de conseillers qui font double emploi.

Mais il était clair, dès son premier mandat, que s’il voulait avoir une action réelle sur cette ville, il fallait qu’il commence par réformer l’organisation, redistribuer les rôles, les tâches, transformer les services. Il fallait faire en sorte que la municipalité ait entre les mains un instrument qui lui permette une vraie politique de changement. Il faut du courage et de la patience pour affronter les corporations et mener de lentes négociations. Les socialistes n’ont même pas tenté de l’entreprendre.

Doit-on chercher la solution du côté du Grand Paris ?

Eric Hazan : Mais le Grand Paris est déjà là, sous nos yeux ! L’agglomération parisienne compte dix millions d’êtres humains, huit dehors et deux dedans. Il faudrait travailler à ce que les portes de Paris cessent d’être des barrières, pour que les bus de banlieue n’aient plus des numéros à trois chiffres quand ceux intra-muros n’en ont que deux. Du côté des beaux quartiers, d’ailleurs, ces portes ne sont plus un problème, on passe du 16e arrondissement à Boulogne sans aucun souci, alors que traverser à pied la porte de La Chapelle ou la porte de Bagnolet est presque impossible.

En face des quartiers populaires, il y a un véritable obstacle géographique, un vide de plusieurs centaines de mètres entre les dernières maisons de Paris et les premières de la banlieue, à cause de la double emprise des boulevards des Maréchaux et du périphérique. Il existe un autre obstacle, qui est politique. Ceux qui ont dirigé Paris ces dernières décennies ont chassé vers l’extérieur, le plus loin possible, les déviants, les pauvres, les Noirs, les Arabes. Et maintenant qu’ils ont réussi, je ne pense pas qu’ils tiennent tant que ça à les récupérer. Pour que le Grand Paris soit autre chose qu’une aubaine pour les promoteurs et les architectes officiels, il faudra que le peuple prenne en mains ses propres intérêts.

Philippe Meyer : La politique devrait mettre la question du rapport entre Paris et ses banlieues, c’est-à-dire du Grand Paris, au centre de la réflexion et du débat public à l’occasion des prochaines élections. Mais à la place, on assiste à de navrants comptes rendus de mandats où tous font comme s’ils étaient nés pour résoudre les problèmes de crottes de chiens.

Quel bilan dresseriez-vous des années Delanoë ?

E. Hazan : Je dirai que sa principale action aura été le Vélib’et l’aménagement de quelques parcours cyclables, qui sont d’ailleurs assez mal faits et parfois dangereux. Il faut n’avoir jamais fait de vélo de sa vie pour avoir mis la piste cyclable à gauche boulevard Richard Lenoir : les voitures vous arrivent dans le dos, et pour tourner elles vous coupent le chemin.

En dehors du vélo, il y a Paris Plages, la Nuit blanche, le 104… Mais tout ce qui a été fait dans le domaine culturel ne fonctionne guère. Prenez la Maison des métallos, c’est un beau lieu d’histoire ouvrière, mais il ne s’y passe pas grand-chose. Il n’y a aucune politique culturelle cohérente aujourd’hui à Paris.

P. Meyer : Le Vélib’est d’ailleurs une invention lyonnaise, et Paris Plages une invention de la province et de la droite, lancée par Xavier Bertrand, en 1996, à Saint-Quentin… Treize ans c’est long, il y avait moyen de faire beaucoup de choses. Par exemple d’annoncer une politique d’attribution prioritaire des logements sociaux aux multiplicateurs de sociabilité que sont les professionnels de la petite enfance, les infirmières, d’une manière générale ceux qui exercent un métier d’aide à la personne. Grâce à eux, des jeunes couples peuvent s’installer à Paris et des retraités peuvent y rester. Dans le domaine culturel, la municipalité sortante a confondu, non sans clientélisme, l’événementiel et l’action à long terme, le halo et la lumière.

Les candidatures pour les prochaines municipales de la marie de Paris sont-elles à la hauteur des enjeux actuels, en matière de transports, de voirie, de mixité sociale ?

E. Hazan : Non, mais soyons réalistes, peut-on imaginer une équipe, un maire formidable qui ferait bouger les choses dans le contexte du libéralisme triomphant ? A Paris comme ailleurs, le réformisme est illusoire, c’est la Commune qu’il nous faut.

P. Meyer : C’était encore possible en 2001, et un peu en 2008, d’inverser l’évolution de Paris, mais les jeux sont tellement faits, les problèmes négligés depuis tellement longtemps, qu’il n’est pas étonnant de voir s’affronter des candidats dénués de vision politique.

Ne cédez-vous pas à la tentation nostalgique qui consiste à glorifier un passé mythifié?

P. Meyer : Ce n’était pas mieux avant. Je le sais, j’y étais. Et pas dans les beaux quartiers : dans le nord du 18e, entre la porte de Clignancourt et la porte Pouchet, puis dans le sud du 13e, entre la Poterne des Peupliers et la rue de la Colonie. Les deux tiers des appartements surpeuplés avaient un seul point d’eau sur l’évier, et la tuberculose faisait encore de jolis dégâts. Pour ces quartiers et pour leurs habitants comme pour tous les arrondissements que l’uniformisation et l’embourgeoisement ont gagnés – c’est-à-dire bientôt tout Paris –, une autre politique était possible.

C’est ce que tentent de faire oublier, en brandissant le péché de nostalgie, les élus qui, de 1977 à 2014, ont laissé Paris devenir une vaste réserve pour enfants gâtés, doublée d’une ville-décor à l’usage de ceux qui ne s’intéressent, eux, qu’au passé : les touristes.

E. Hazan : Il y a deux façons opposées de considérer le passé de Paris : l’une patrimoniale-nostalgique, l’autre révolutionnaire. La première consiste à célébrer des anniversaires, à transformer les lieux vivants en lieux de mémoire, à ouvrir les bâtiments officiels une fois par an, bref à poursuivre la glaciation en cours depuis l’ère Malraux-Pompidou.

La seconde est d’utiliser le passé de la ville pour qu’elle continue à vivre, à tirer les enseignements des échecs et des réussites. Assimiler par exemple l’idée que l’uniformité architecturale sur de longues distances n’est pas conforme à l’esprit de Paris : voir la rue de Rivoli ou le boulevard Magenta – sans parler de l’avenue de France. Comprendre que les grandes réussites sont des bricolages : les deux immeubles néoclassiques qui encadrent si noblement la rue de l’Odéon à son extrémité nord sont symétriques mais différents, de faux jumeaux en quelque sorte. La première grande opération d’urbanisme concerté, l’ensemble place Dauphine – Pont-Neuf – rue Dauphine, est un admirable assemblage de petites réalisations qui sont à la fois autonomes et alignées, indépendantes en s’appuyant sur les voisines, en respectant une uniformité-diversité des coloris, des dimensions des percées, des enfilades des corniches.

Ce que nous enseigne le passé, c’est que le tricotage du tissu urbain doit être un processus lent et mené par des mains diverses, soit tout le contraire d’opérations massives coordonnées par l’un ou l’autre des architectes officiels des régimes qui se sont succédé depuis les années 1960.

Vous devenez l’un et l’autre maire de Paris demain, quelles rues renommez-vous ?

P. Meyer : Je voudrais une rue Louis-Chevalier ! C’était un professeur du Collège de France qui emmenait ses élèves dans le  » Montmartre du plaisir et du crime « , pour reprendre le titre de l’un de ses livres. Sa science littéraire et historique était considérable, et sa science de la vie très peu professorale. Son chagrin devant  » l’assassinat de Paris  » – autre titre de l’un de ses livres – l’a rendu très amer. La destruction des pavillons de Baltard et leur remplacement par ce non-lieu baptisé cyniquement Forum est un crime impardonnable, car on pouvait faire de cet endroit un espace où le commerce, la culture et les arts se seraient mêlés.

Je donnerais aussi une rue à Francis Lemarque. C’était un fils d’immigrés juifs d’Europe centrale, un courageux résistant qui a écrit sur Paris des chansons qui ont une simplicité et une tonicité étonnantes. Et peut-être que je nommerais une rue Marguerite-Monnot, musicienne extraordinaire et femme formidable, sans qui Edith Piaf n’aurait jamais été Edith Piaf.

E. Hazan : Il y a une promesse d’Anne Hidalgo qui m’intéresse, même si je doute qu’elle la tienne : elle a annoncé qu’il y aurait une rue Robespierre à Paris. Et pour que ce ne soit pas l’une de ces fausses rues entre les Maréchaux et le périphérique, je propose qu’on débaptise l’avenue Mac-Mahon – général capitulard, président factieux, crétin notoire – et qu’elle devienne l’avenue Robespierre.

Je donnerai aussi à une rue le nom de Walter Benjamin, qui a travaillé toutes les dernières années de sa vie sur le Paris fantasmagorique du XIXe siècle. Et il serait bien qu’il existe une rue dédiée à Charles Marville, dont les photographies nous permettent aujourd’hui d’imaginer ce qui a été démoli sous le règne du baron Haussmann, notamment dans l’île de la Cité.

© Le Monde

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