Entendre est un phénomène physiologique, écouter est un acte psychologique. Il est possible de décrire les conditions physiques de l’audition ( ses mécanismes ), par le recours à l’acoustique et à la physiologie de l’ouïe mais l’écoute ne peut se définir que par son objet, ou, si l’on préfère, sa visée. Or, tout le long de l’échelle des vivants (la scala viventium des anciens naturalistes ) et tout le long de l’histoire des hommes, l’objet de l’écoute, considéré dans son type le plus général, varie ou a varié. De là, pour simplifier à l’extrême, on proposera trois types d’écoute.
Selon la première écoute, l’être vivant tend son audition ( l’exercice de sa faculté physiologique d’entendre ) vers des ; rien à ce niveau, ne distingue l’animal de l’homme: le loup écoute un bruit (possible ) de gibier, le lièvre un bruit ( possible ) d’agresseur, l’enfant, l’amoureux écoutent les pas de qui s’approche et qui sont peur-être les pas de la mère ou de l’être aimé. Cette première écoute est, si l’on peut dire, une alerte. La seconde est un déchiffrement; ce qu’on essaye de capter par l’oreille, ce sont des signes. ici, sans doute, l’homme commence: j’écoute comme je lis, c’est-à-dire selon certains codes. Enfin, la troisième écoute, dont l’approche est toute moderne ce qui ne veut pas dire qu’elle supplante les deux autres) ne vise pas ou n attend pas — des signes déterminés, classés non pas ce qui est dit, ou émis, niais qui parle, qui émet elle est censée se développer dans un espace intersubjectif, où « j’écoute » veut dire aussi « écoute-moi », ce dont elle s’empare pour le transformer et le relancer infiniment dans le jeu du transfert, c’est une « signifiance » générale, qui n’est plus concevable sans la détermination de l’inconscient.
(…) Construite à partir de l’audition, l’écoute, d’un point de vue anthropologique, est le sens même de l’espace et du temps par la capture des degrés d’éloignement et des retours réguliers de excitation sonore. Pour le mammifère, son territoire est jalonné d’odeurs et de sons pour l’homme – chose souvent sous-estimée – l’appropriation de l’espace est elle aussi sonore l’espace ménager, celui de la maison, de l’appartement ( équivalent approximatif du territoire animal ) est un espace de bruits familiers, reconnus dont l’ensemble forme une sorte de symphonie domestique claquement différencié des portes, éclats de voix, bruits de cuisine, de tuyaux, rumeurs extérieures: Kafka a décrit avec exactitude (la littérature n’est-elle pas une réserve incomparable de savoir ? ) cette symphonie familière, dans une page de son journal «Je suis assis dans ma chambre, c’est—à-dire au quartier général du bruit de tout l’appartement j’entends claquer toutes les portes, etc.» et l’on connaît l’angoisse de l’enfant hospitalisé qui n’entend plus les bruits familiers de l’abri maternel. C’est sur ce fond auditif que s’enlève l’écoute, comme l’exercice d’une fonction d’intelligence, c’est-à-dire de sélection. Si le fond auditif envahit tout l’espace sonore (si le bruit ambiant est trop fort)’ la sélection, l’intelligence de l’espace n’est plus possible, l’écoute est lésée; le phénomène écologique qu’on appelle aujourd’hui la pollution – et qui est en passe de devenir un mythe noir de notre civilisation technicienne- n’est rien d’autre que l’altération insupportable de l’espace humain en tant que l’homme lui demande de s’y reconnaître.
(…) Par ses bruits, la nature frissonne de sens c’est du moins ainsi, au dire de Hegel, que les anciens Grecs l’écoutaient. Les chênes de Dodone, par la rumeur de leur feuillage, rendaient des prophéties, et dans d’autres civilisations aussi (qui relèvent plus directement de l’ethnographie), les bruits ont été les matériaux directs d’une mantique, la clédonomancie: écouter, c’est, d’une façon institutionnelle, chercher à savoir ce qui va se passer (inutile de relever toutes les traces de cette finalité archaïque dans notre vie séculière>. Mais aussi, l’écoute, c’est ce qui sonde. Dès lors que la religion s’intériorise, ce qui est sondé par l’écoute, c’est l’intimité, le secret du cœur: la Faute.
(…) Dans cette hôtellerie du signifiant où le sujet peut être entendu, le mouvement du corps est avant tout celui d’où s’origine la voix. La voix est, par rapport au silence, comme l’écriture (au sens graphique) sur le papier blanc. L’écoute de la voix inaugure la relation à l’autre: la voix, par laquelle on reconnaît les autres (comme l’écriture sur une enveloppe), nous indique leur manière d’être, leur joie ou leur souffrance, leur état ; elle véhicule une image de leur corps et, au-delà, toute une psychologie (on parle de voix chaude, de voix blanche, etc.). Parfois, la voix d’un interlocuteur nous frappe plus que le contenu de son discours et nous nous surprenons à écouter les modulations et les harmoniques de cette voix sans entendre ce qu’elle nous dit. Cette dissociation est sans doute en partie responsable du sentiment d’étrangeté (parfois d’antipathie) que chacun éprouve à l’écoute de sa propre voix : nous parvenant après avoir traversé les cavités et les masses de notre anatomie, elle nous fournit de nous-mêmes une image déformée, comme si l’on se regardait de profil grâce à un jeu de miroirs.
(…) ce qui est écouté ici et là (principalement dans le champ de l’art, dont la fonction est souvent utopiste ), ce n’est pas la venue d’un signifié, objet d’une reconnaissance ou d’un déchiffrement, c’est la dispersion même, le miroitement des signifiants, sans cesse remis dans la course d’une écoute qui en produit sans cesse des nouveaux, sans jamais arrêter le sens: ce phénomène de miroitement s’appelle la signifiance (distincte de la signification) : en «écoutant» un morceau de musique classique, l’auditeur est appelé à «déchiffrer» ce morceau, c’est-à-dire à en reconnaître (par sa culture, son application, sa sensibilité) la construction, tout aussi codée (prédéterminée) que celle d’un palais à telle époque mais en «écoutant» une composition (il faut prendre le mot dans son sens étymologique) de Cage, c’est chaque son l’un après l’autre que j’écoute, non dans son extension syntagmatique, mais dans sa signifiance brute et comme verticale : en se déconstruisant, l’écoute s’extériorise, elle oblige le sujet à renoncer à son «intimité». Ceci vaut, mutatis mutandis, pour bien d’autres formes de l’art contemporain, de la «peinture» au «texte» et ceci, bien entendu, ne va pas sans déchirement car aucune loi ne peut obliger le sujet à prendre son plaisir là où il ne veut pas aller (quelles que soient les raisons de sa résistance), aucune loi n’est en mesure de contraindre notre écoute : la liberté d’écoute est aussi nécessaire que la liberté de parole. C’est pourquoi cette notion apparemment modeste l’écoute ne figure pas dans les encyclopédies passées, elle n’appartient à aucune discipline reconnue ) est finalement comme un petit théâtre où s’affrontent ces deux déités modernes, l’une mauvaise et l’autre bonne : le pouvoir et le désir.
ROLAND BARTHES /1977
« Ecoute » (en collaboration avec Roland Havas). 1977 in « L’obvie et l’obtus » Essais critiques III. Roland Barthes. @Editions du Seuil, collection Tel Quel 1982 collection Points Essais, 1992