Serions-nous devenus fous pour aller écouter du Leoš Janáček un soir de la Saint-Valentin ? N’est-il pas ce compositeur réputé austêre et sombre dont on connaît si peu les œuvres hormis sa petite renarde rusée ? Faisant fi de ces apriori, beaucoup de mélomanes auront pourtant répondu à l’invitation de Jean-François Zygel . Une nouvelle leçon du maestro intitulée « Janáček et l’expressionnisme » ça ne se refuse pas.
A peine avons-nous trouvé nos places dites en «placement libre»(*), que le quatuor à cordes Diotima fait son entrée sous les applaudissements du public. Les quatre musiciens s’installent et amorcent le premier mouvement du quatuor n° 1 de Janáček, quatuor intitulé la sonate à Kreutzer. Dès la fin de ce premier extrait, Jean-François Zygel, entre en scène. Accompagné tout au long de la soirée, du quatuor à cordes Diotima, d’un sextuor à vents, formé par le quintette à vents « le concert impromptu » et le clarinettiste Jérôme Voisin; de la soprano Catherine Hunold, Jean-François Zygel va nous dessiner pendant deux bonnes heures, sans entracte, le portrait d’un compositeur ombrageux, passionné et tout à fait singulier.
Le style Janáček« Je ne compose comme aucun autre, je ne puis me rallier à personne » avouait Janáček.
Janáček (1854-1928)
« Sa musique est la confrontation vertigineusement serrée de la tendresse et de la brutalité, de la fureur et de la paix ; elle condense toute la vie, avec son enfer et son paradis. » écrivait Kundera
Singularité de l’écriture : « La musique de Janáček se distingue par sa singularité, en effet personne n’écrit comme lui auparavant » commente Jean-François Zygel, « c’est une musique sans transition, le compositeur procêde par juxtaposition d’éléments, parfois contraires.» En effet, continue Jean-François Zygel, installé à son piano, lorsque les romantiques veulent exprimer la colêre ( Zygel se lance dans une musique orageuse) et désirent ensuite traduire des sentiments plus pacifiés, ils passent obligatoirement par de longues mesures de transition, pour exposer ensuite ces moments plus calmes. Janáček, au contraire, supprime toute transition, il juxtapose brutalement l’un et l’autre sentiment. Ainsi, aprês la colêre (illustrée par des accords significatifs) il peut fort bien apposer sans transition des états d’âme contraires, sans logique apparente, et l’effet est surprenant. Ces absences de transitions font que les œuvres de Janacek sont souvent brêves. D’ailleurs, Janacek a toujours était sensible à la musique de la langue parlée, particuliêrement attaché à sa langue natale, la langue tchêque. (On le dit même nationaliste) Or la langue thêque ne connaît pas de liaison, mais procêde par juxtaposition, ce qui expliquerait peut être le style du compositeur, suggêre Jean-François Zygel.
Importance des motifs: Les motifs sont quasi obsédants chez Janáček . Tout se construit autour du motif et fonctionne comme un prismeBien sà»r d’autres compositeurs comme Honegger, Bartà³k, Stravinsky, utilisent aussi les motifs répétés, mais cela fonctionne beaucoup plus comme moteur rythmique, c’est três différent chez Janacek, le motif obsédant est total, à la fois mélodique, harmonique et rythmique.
Similitude du langage musical avec la langue parlée: La musique de Janáček est proche du langage parlé, y aurait-il des mots-cachés sous les notes ? voire des messages ? Dans le concertino de 1925, au cor : il semble qu’on entendre des onomatopées, ou même des interpellations nominatives telles hé-ri-sson. Tout se passe comme si le cor chantait : inlassablement « hérisson » s’exclame Zygel. Le cor s’exécute, le piano aussi, évidemment tout le monde entend maintenant le fameux motif « hérisson » ( deux croches noire/ puis 2 doubles croche ); le hérisson-cor transpose et s’énerve parfois, dialogue avec le piano, le rythme s’accélêre; toute la salle, três réceptive, rit. « Nous n’avons pas de carnet de notes expliquant les compositions de Janáček » continue JFZ, « mais on peut essayer de traduire quand même certains passages, par exemple dans le Quatuor n° 2 Lettres intimes, « on entend fort bien (Zygel se met à chanter) : « A-mou-reux /dou-lou-reux » (Les musiciens sur scêne, illustrent aussitôt le passage) « Bien sûr il faudrait l’entendre en thêque » et voulant donner un second exemple JFZ prononce sur un ton recueilli, une courte phrase, en thêque apparemment, il la traduit aussitôt : « je t’ai acheté un frigidaire »…Éclats de rires du public, surpris. Vous riez ajoute t-il, mais j’ai vérifié, c’est effectivement vers 1921 que les premiers frigidaires sont apparus. »
Autres procédés musicaux: L’impression de variété, de souplesse, d’imprévisibilité de sa musique s’explique par divers procédés techniques : La métrique est souple, les changements de mesures nombreux,les carrures non régulières, le rubato. Souvent , ses piêces instrumentales s’entendent comme des opéras sans paroles. L’expression musicale mélodique, instrumentale, s’approche du langage parlé.Chez Janáček on ne repère pas de tons voisins ni éloignés mais uniquement « la couleur harmonique la plus appropriée au geste expressif du moment » explique Jean-François Zygel.
Les œuvres: Parmi Les œuvres principales de Leos Janáček présentées au long de la soirée on retient principalement :
- La sonate à Kreutzer, Quatuor à cordes n° 1, composé en 1923, -L’argument de ce quatuor à cordes est bien tiré de l’œuvre de Tolstoï, l’auteur fétiche du compositeur, un des écrivains dont la noirceur de l’écriture est bien connue. Tolstoï s’était lui-même fondé sur la sonate pour piano et violon de Beethoven – op.42 n° 9 en La majeur- pour écrire ce roman. Janáček à son tour s’inspire du roman tragique (une femme assassinée par son mari, drame d’une jalousie grandissante ). On y retrouve le pessimisme de Tolstoï, qui écrivait par exemple du mariage « On ne s’attend pas dans le mariage à ce qui se produit, mais on y espère ce qui ne se produit jamais » Les réflexions sont amenées malicieusement par Zygel et provoquent quelques rires dans le public. Dans cette œuvre, en quelques mesures, tout est dit. La force du sentiment amoureux, la musique est secouée de motifs obsédants, musique obsédante, à l’alto, un motif se met quasiment en boucle.
- Mladi, est une suite pour sextuor à vents ( 1924 ) pour flûte, hautbois, clarinette, cor, basson, clarinette basse et petite clarinette, dont le sextuor invité interprétera de larges extraits. Mladi signifie « jeunesse ».
- Le Quatuor à cordes n° 2 intitulé « Lettres intimes » (1928) dont le quatuor Diotima nous jouera plusieurs extraits au cours de la soirée.
- Les opéras A l’âge de 50 ans Janáček écrit Jenufa (1904) son chef d’œuvre; il mettra 10 années à l’achever, l’œuvre ne sera reconnue que bien plus tard et lui assurera une certaine notoriété.
Part of the short-score sketch of Janáček’s opera, Jenufa.
A écouter un extrait de l’opéra Jenufa La soprano Catherine Hunold , nous permettra d’apprécier « en direct » ce que Zygel appelle le « le sommet de l’acte II » de l’opéra Jenufa. Le violon étant omniprésent dans la partition, c’est dans une version expressive pour piano (Jean-François Zygel), chant (Catherine Hunold) et violon (Naaman Sluchin) qu’on l’entendit, le violon en contrepoint de la voix, ajoutant encore à la la théâtralité déjà forte de cette musique. Une scène exceptionnelle, qualifiée de sublime par Zygel, nous est donnée d’entendre, lorsque l’héroïne s’aperçoit que «son cauchemar est en fait réalité » … «nous sommes tous des enfants perdus dans la vallée des larmes », tandis que plane l’esprit de la Vierge » « Si Janáček est un grand amoureux de la voix chantée, il l’est plus encore de la voix parlée» affirme JFZ. Il se distingue bien sûr du bel canto, du romantisme et du post romantisme. On pourrait voir dans son Jenufa un autre Pelléas.
- La petite renarde rusée (1923), opéra animalier, inspirée d’une bande dessinée. Zygel nous fait entendre des extraits sonores enregistrès de ces deux opéras, donnés à l’opéra Bastille ou au théâtre Châtelet, entre 2003 et 2008
- De la maison des morts ( 1928 ) sera son tout dernier opéra : l’action se passe dans un goulag en Sibérie.
- Autres œuvres citées : La Sinfonietta pour orchestre (1928) étonnante de verdeur et d’énergie, bien que composée à 72 ans. Les œuvres pour piano et musique de chambre évoquées : La Sonate (1905) Sur un sentier broussailleux (1908) Dans les brumes (1912 ) Le Concertino pour piano, deux violons, alto , clarinette, cor et basson(1925) Les Variations pour Zendka ,pour piano (1880- hommage à son épouse Zendka) Poésie populaire d’Hukvaldy pour voix et piano (1898) chez Janà¡Äek, le populaire a une grande importance, on le retrouve dans ses œuvres, dans les thêmes des berceuses, fanfares, comptines. La marche des gorges bleues pour piccolo et piano(1924 ), œuvre de jeunesse, dans laquelle le piccolo imite même le fifre. Un même thême principal apparaît dans le 3e mouvement de Mladi (On ne sait s’il faut dire marche des cols bleus , des gorges bleues , ou encore des garçons bleus ? La référence aux mésanges bleues semble être la vraie inspiration de ce titre). Toutefois le caractêre enfantin et bucolique de cette marche fait d’elle une sorte de pastorale plus écoliêre que militaire.
Belle initiation ou plaisante révision musicale que cette leçon de musique sur Janáček qui s’annonçait plutôt austère ! Le décor demeuré éminemment sobre, hormis le grand Steinway et le jeu varié des pupitres et chaises musicales, rythmant l’entrée des musiciens, laissait à la pure musique la première place. Il y avait beaucoup à écouter (généreux musiciens !) et peu à voir, sinon à imaginer… Quelques jeux de lumière bleue, jaune, orangée, projetée sur le fond de scène soutenaient parfois l’évocation zygélienne, si enjouée, appelant des scènes plus richement illustrées. Notons que la soprano, Catherine Hunold en robe de tragédienne, et que l’hautboïste Edith Rambaud, en petite sirène pailletée d’or, évoquaient un peu la grande scène lyrique. Un moment très apprécié du public, fut cette manière de mélodrame, interprété par Jean-François Zygel, lisant à haute voix un extrait de la sonate à Kreutzer et l’illustrant simultanément au piano. En quittant le théâtre féérique, ce n’est ni l’austérité ni la sévérité d’une musique du grand compositeur thêque, dont on se souvenait, mais bien de son esprit tourmenté et passionné, de son inventivité. Art exigeant et mystérieux, l’art de Janáček sera même défini par Milan Kundera comme l’art de «l’expressivité maximale». (***)
Se situant entre réel et fantastique, conclura Jean -François Zygel, la musique de Janáček peut se dire expressionniste, car au cœur même de son discours musical; il semble que ce soit toujours la vérité de l’expression que le compositeur ait toujours recherchée.
Emilie A.
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(*): Petite Chronique des retardataires: « Tarif unique, forfait avantageux, gratuité pour les plus jeunes. On ne peut que se réjouir de tant d’opportunités offertes par le Châtelet ! « Placement libre » lit-on sur chaque billet d’entrée jaune-fluo pour les spectateurs ponctuels ou pour ceux qui arrivent suffisamment à l’avance faudrait-il préciser. Il n’y aura aucune pitié pour les étourneaux arrivés à la derniêre minute (on est encore quelques-uns dans ce cas) 🙁 . Reste à obtempérer aux majordomes, qui d’un geste souverain vous dirigent là où vous ne voulez pas aller. Ne rêvez pas, les fauteuils d’orchestre ont été pris d’assaut, la plupart des valentins du jour se sont bien organisés. Les hôtesses souriantes vous tendent un programme en vous assurant que là « il n’y a vraiment plus de place » et que par conséquent vous devez monter, monter… (heureusement ces leçons ne se donnent pas à la Tour Eiffel) Croyant arrivés à bon port, vous grimacez en découvrant, les places vacantes, enfin assis, vous cherchez à éviter les hautes épaules, les belles coiffures à chignon, les colonnes, les piliers, les balustrades métalliques, enfin bref, tout ce qui vous strie la scène en petits morceaux. Le plafond est pentu et fort bas, au dessus de votre tête, aucune vue possible sur le beau plafond aux oracles. Seuls des angelots joufflus décorant le grand balcon égaient un peu l’horizon. Gare à vous si vous ressortez et visez l’étage supérieur, en espérant un meilleur sort, on vous en empêchera sans façon, ou bien vous le trouverez fermé. Vos amis ne sont guère mieux installés dans cet espace en courbe, leurs grandes jambes coincées contre les dossiers de devant trop proches, ou un peu gênés par la chaleur étouffante. Lorsque tout à coup la sonnerie retentit, il n’est plus temps de ressortir, ni de tergiverser, alors, résignés, vous vous asseyez de nouveau, au hasard évidemment, justement dans cette zone grand-passage, que vous vouliez éviter, bientôt d’autres retardataires vous dérangeront, mais qu’importe, au moins « d’ici, la visibilité est bien meilleure » penserez-vous »
( **) – « Le style de Janáček c’est une expressivité maximale : la rupture avec le romantisme ne le conduit pas, comme c’est le cas de Stravinski, à une a- sentimentalité, mais au contraire à une expressivité accrue : son intention de capter des émotions inconnues, jamais exprimées, de les capter dans leur immédiateté, exclut de sa musique tout ce qui se trouve au-delà de l’émotion, notamment tout travail technique de transitions, de développements, de remplissages, polyphoniques, pour être concentration d’une émotion, sa définition exacte, les mélodies Janáčekiennes sont brèves, denses et brutalement confrontées les unes aux autres.» Milan Kundera (notes sur Janáček extrait du programme du concert )
Milan Kundera en 1969
( ***) – Les acteurs de la soirée « Janáček et l’expressionisme »:
Catherine Hunold, soprano,
Quatuor Diotama Naaman Sluchin, violon Yun- Peng Zhao, violon Franck Chevalier, alto Pierre Morlet, violoncelle
Quintette à vents « le concert impromptu » Yves Charpentier, flà»te Edit Rambaud, hautbois Jean-Christophe Murer, clarinette Eric Villeviêre, cor Frédéric Durand, basson Jérôme Voisin, clarinette basse et petite clarinette
Liens à consulter : l’étrange destin de Janáček par Joseph Colomb. ( site en français) Site leosjanacek en anglais
Autres:textes à lire sur Janà¡cek’ et sur la réception de sa musique
(Emilie A.)
Pour écouter La sonate à kreutzer :
http://www.youtube.com/watch?v=M... ( première partie )
http://www.youtube.com/watch?v=1... (seconde partie )
le concertino ( I) pour piano, deux violons, alto clarinette, cor, and basson , avec Martha Argerich
au piano :
http://www.youtube.com/watch?v=t...