Le beau n’est pas horrible, l’horrible n’est pas beau

(La musique de l’avenir, selon Hector Berlioz)Examinons les théories qu’on dit être celles de l’école [de Wagner](*), école généralement désignée aujourd’hui sous le nom d’Ecole de la musique de l’avenir, parce qu’on la suppose en opposition directe avec le goût musical du temps présent, et certaine au contraire de se trouver en parfaite concordance avec celui d’une époque future. On m’a longtemps attribué à ce sujet, en Allemagne et ailleurs, des opinions qui ne sont pas les miennes; par suite, on m’a souvent adressé des louanges où je pouvais voir de véritables injures; j’ai constamment gardé le silence. Aujourd’hui mis en demeure de m’expliquer catégoriquement, puis-je me taire encore, ou dois-je faire une profession de foi mensongère? Personne, je l’espère, ne sera de cet avis. Parlons donc, et parlons avec une entière franchise. Si l’école de l’avenir dit ceci :

" La musique, aujourd’hui dans la force de sa jeunesse, est émancipée, libre ; elle fait ce qu’elle veut. " Beaucoup de vieilles règles n’ont plus cours ; elles furent faites par des observateurs inattentifs ou par des esprits routiniers, pour d’autres esprits routiniers. De nouveaux besoins de l’esprit, du cœur et du sens de l’ouïe imposent de nouvelles tentatives, ct même dans certains cas l’infraction des anciennes lois. " Diverses formes sont par trop usées pour être encore admises. " Tout est bon d’ailleurs, ou tout est mauvais suivant l’usage qu’on en fait et la raison qui en amène l’usage. " Dans son union avec le drame, ou seulement la parole chantée,  la musique doit toujours être en rapport direct avec le sentiment exprimé par la parole,  avec le caractère du personnage qui chante, souvent même avec l’accent et les inflexions vocales que l’on sent devoir être les plus naturels du langage parlé.   " Les opéras ne doivent pas être écrits pour des chanteurs ; les chanteurs au contraire, doivent être formés pour les opéras. " Les œuvres écrites uniquement pour faire briller les talents de certains virtuoses ne peuvent être que des compositions d’un ordre secondaire et d’assez peu de valeur. " Les exécutants ne sont que des instruments plus on moins intelligents destinés à mettre en lumière la forme et le sens intime des œuvres : leur despotisme est fini; " Le maitre reste le maître ; c’est à lui de commander. " Le son et la sonorité sont au-dessous de l’idée. " L’idée est au-dessous du sentiment et de la passion. " Les longues vocalisations rapides, les ornements du allant, le trille vocal,  une multitude de rythmes, sont inconciliables avec l’expression de la plupart des sentiments sérieux, nobles et profonds. " Il est en conséquence insensé d’écrire pour un Kyrie eleison (la prière la plus humble de l’Eglise catholique) des traits qui ressemblent à s’y méprendre aux vociférations d’une troupe d’ivrognes attablés dans un cabaret. " Il ne l’est peut-être pas moins d’appliquer la même musique à une invocation à Baal par des idolâtres et à la prière adressée à Jéhovah par les enfants d’Israël. " Il est plus odieux encore de prendre une créature idéale, fille du plus grand des poètes, un ange de pures et d’amour,  et de la faire chanter comme une fille de joie, etc. etc. Si tel est le code musical de l’école de l’avenir, nous sommes de cette école, nous lui appartenons corps et âme, avec la conviction la plus profonde et les plus chaleureuses sympathies. Mais tout le monde en est ; chacun aujourd’hui professe plus ou moins ouvertement cette doctrine, en tout ou en partie. Y a-t-il un grand maitre qui n’écrive ce qu’il veut ? Qui donc croit à l’infaillibilité des règles les scolastiques, sinon quelques bonhommes timides qu’épouvanterait l’ombre de leur nez, s ‘ils en avaient un? …   Je vais plus loin : il en est ainsi depuis longtemps. Gluck lui-même fut en ce sens de l’école de l’avenir ; il dit   dans sa fameuse préface d’Alceste : "Il n’est aucune règle que je n’aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l’effet." Et Beethoven, que fut-il, sinon de tous les musiciens connus le plus hardi, le plus indépendant, le plus impatient de tout frein?  Longtemps même avant Beethoven,  Gluck avait admis l’emploi des pédales supérieures ( notes tenues à l’aigu) qui n’entrent pas dans l’harmonie et produisent de doubles et triples dissonances. Il a su tirer des effets sublimes de cette hardiesses, dans l’introduction de la scène des enfers d’Orphée, dans un chœur d’Iphigénie en Aulide, et surtout dans ce passage de l’air immortel d’Iphigénie en Tauride : Mêlez vos cris plaintifs à mes gémissements. M. Auber en a fait autant dans la tarentelle de la Muette. Quelles libertés Gluck n’a-t-il pas prises aussi avec le rythme? Mendelssohn, qui passe pourtant dans l’École de l’avenir pour un classique, ne s’est-il pas moqué de l’unité tonale dans sa belle ouverture d’Athalie, qui comment en fa et finit en ré majeur, tout comme Gluck, qui commence un chœur d’Iphigénie en Tauride en mi mineur pour le finir en la mineur? Donc nous sommes tous, sous ce rapport, de l’école de l’avenir. Mais si elle vient nous dire : " Il faut faire le contraire de ce qu’enseignent les règles. " On est las de la mélodie; on est las des dessins mélodiques; on est las des airs, des duos, des trios, des morceaux dont le thème se développe régulièrement ; on est rassasié des harmonies consonantes, des dissonances simples, préparées et résolues, des modulations naturelles et ménagées avec art. " Il ne faut tenir compte que de l’idée, ne pas faire le moindre cas de la sensation. " Il faut mépriser l’oreille, cette guenille, la brutaliser pour la dompter : la musique n’a pas pour objet de lui être agréable. Il faut qu’elle s’accoutume à tout, aux séries de septièmes diminuées ascendantes ou descendantes, semblables à une troupe de serpents qui se tordent et s’entredéchirent en sifflant ; aux triples dissonances sans préparation ni résolution ; aux parties intermédiaires qu’on force de marcher ensemble sans qu’elle s’accordent ni par l’harmonie ni par le rythme, et qui s’écorchent mutuellement ; aux modulations atroces, qui introduisent une tonalité dans un coin de l’orchestre avant que dans l’autre la précédente soit sortie. " Il ne faut accorder aucune estime à l’art du chant, ne songer ni à sa nature ni à sa exigences. " Il faut, dans un opéra, se borner à noter la déclamation. dût-on employer les intervalles les plus inchantables, les plus saugrenus, les plus laids. " Il n’y a point de différence à établir entre la musique destinée à être lue par un musicien tranquillement assis devant son pupitre et celle qui doit être chantée par cœur, en scène, par un artiste obligé de se préoccuper en même temps de son   action dramatique et de celle des autres acteurs. " Il ne faut jamais s’inquiéter des possibilités de l’exécution. " Si les chanteurs éprouvent à retenir un rôle, à se le mettre dans la voix, autant de peine qu’à apprendre par cœur une page de sanscrit ou à avaler une poignée de coquilles de noix, tant pis pour eux ; on les paye pour travailler : ce sont des esclaves. " Les sorcières de Macbeth ont raison : le beau est horrible, l’horrible est beau. " Si telle est cette religion, très-nouvelle en effet, je suis fort loin de la professer; je n’en ai jamais été, je n’en suis pas, je n’en serai jamais. Je lève la main et je le jure : Non credo. Je le crois, au contraire, fermement : le beau n’est pas horrible, l’horrible n’est pas beau. La musique, sans doute, n’a pas pour objet exclusif d’être agréable à l’oreille, mais elle a mille fois moins encore pour objet de lui être désagréable, de la torturer, de l’assassiner. Je suis de chair comme tout le monde ; je veux qu’on tienne compte de mes sensations, qu’on traite avec ménagement mon oreille, cette guenille. Guenille, si l’on veut; ma guenille m’est chère. Je répondrai donc imperturbablement dans l’occasion ce que je répondis un jour à une dame d’un grand cœur et d’un grand esprit, que l’idée de la liberté dans l’art,  poussées jusqu’à l’absurde, a un peu séduite. Elle me disait, à propos d’un morceau ou les moyens charivariques se trouvent employés, et sur lequel je m’abstenais d’émettre une opinion : " Vous devez pourtant aimer cela, vous? – oui, j’aime cela, comme on aime à boire du vitriol et â manger de l’arsenic. " Plus tard, un célèbre changeur, qu’on cite aujourd’hui comme l’un des plus ardents antagonistes de la musique de l’avenir, me fit le même compliment. Il a écrit un opéra où, dans une scène importante, la canaille juive insulte un captif. Pour mieux rendre l’effet des huées populaires, ce réaliste a écrit un orchestre et un chœur charivariques en discordances continues. Enchanté de sa noble audace, l’auteur, ouvrant un jour sa partition â l’endroit de la cacophonie, me dit, sans malice aucune,  je me plais à le reconnaitre : " Il faut que je vous montre celle scène ; elle doit vous plaire. " Je ne répondis rien, et il ne fût question ni de vitriol ni d’arsenic . Mais, puisque aujourd’hui je parle et que j’ai encore le singulier compliment sur le cœur, je lui dirai : " Non, mon cher D***,  cela ne doit pas me plaire, et cela me déplait au contraire horriblement. En me traitant de réaliste charivariseur, vous m’avez calomnié. Vous vous prononcez à cette heure, dit-on, contre Wagner et ses adeptes, et ils ont plus de droit de vous classer parmi les serpents à sonnettes de la musique de l’avenir , vous le musicien aux trois quarts italien, capable et coupable de cette horreur, que vous n’en avez de me placer même parmi les aigles de cette école, moi, le musicien aux trois quarts Allemand, qui n’ai jamais rien écrit de pareil, non, jamais, et je vous défie de me prouver le contraire. Allons, invitez un de vos condisciples ; faites apporter des coupes de cuivre oxydé ; versez du vitriol et buvez : moi, j’aime mieux de l’eau, fût-elle tiède, ou un opéra de Cimarosa. " ___________________ (*) Ce texte est extrait de "A travers les chants", d’Hector Berlioz, téléchargeable en format pdf sur le site de la BNF. On peut lire le texte complet (Chapitre 14, CONCERTS DE RICHARD WAGNER. LA MUSIQUE DE L’AVENIR) sur cet excellent site consacré à Berlioz :  http://www.hberlioz.com/Writings/ATCindex.htm

3 réflexions sur « Le beau n’est pas horrible, l’horrible n’est pas beau »

  1. Bonjour Sandra,
    Tu évoques les pensées de Fà¼rtwà¤ngler , mais dans quel ouvrage ? si tu t’en souviens, cela m’intéresserait…

    J’ai visité ton site, qui est déjà  bien avancé et reflète ta culture musicale étendue et éclectique , comme je l’aime !

    Bravo, j’ai apprécié de retrouver le cd des poésies de Françis Jammes, aussi et de découvrir plein d’autres choses !
    Sinon Je suis une fan de Glenn Gould et je t’invite à  visionner les DVD qui lui consacrés ( superbes ! ) … Es-tu claveciniste ? Merci pour ce partage de musique écoutée et appréciée , il y a un fil "coup de coeur" dans les forums là  : musiqueharmonie.fr/viewto… ou là  musiqueharmonie.fr/viewfo…
    qui pourrait t’intéresser aussi
    à  bientôt
    Mazurka

  2. Bonjour !
    Ce texte est très intéressant ! il pose bien les problèmes, je trouve, entre l’intelligence de la forme et le plaisir du beau son… et l’équilibre entre les deux peut être étudié à  toutes les époques, non ?
    J’ai lu des pensées de W. Fà¼rtwà¤ngler qui vont dans le même sens.
    Je pense que toutefois l’intelligence de la forme peu, au détriment du beau son, offrir de grandes expériences musicale.
    Bisous,
    Sandra.
    PS : je commence en toute modestie un petit site musical, vous y êtes le bienvenu !

  3. Moi ce que je relève, c’est cette échelle des valeurs de la composition qui fait du mélodiste le roi du pavé :
    " Le son et la sonorité sont au-dessous de l’idée.
    " L’idée est au-dessous du sentiment et de la passion."

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