Comme promis, voici sur le thème La forme en musique, le texte qui accompagne ce magnifique « Salut Marie » pour chœur d’homme que j’ai déjà proposé ici, et que je re-propose encore à l’écoute, à la fin de ce billet (on ne s’en lasse pas !). Il est extrait de la pochette du disque intitulé Oxymoron (en français oxymore) du compositeur Estonien Erkki-Sven Tüür.
Un peu difficile, ce texte(*)…mais intéressant pour qui veut (essayer de) comprendre quelque chose à certaines musiques contemporaines. :-)Il s’intitule :Formaliser le rituel – Ritualiser la forme
Par Hans-Klaus Jungheinrich
La musique composée exige une forme. Elle implique une discipline, une retenue, une structure.
Même l’improvisation libre n’est pas totalement sans forme: la création musicale spontanée suit aussi un sens de la forme, souvent subliminal. Mais les choses qui surgissent en un instant et s’évanouissent aussi vite ne sont pas solidement construites ou durables. Au moins n’a t-on pas cette ambition quand on recherche seulement le plaisir de jouer, en laissant libre cours aux pulsions soudaines, à l’ instinct.
À l’âge de vingt ans le compositeur estonien Erkki-Sven Tüür (né en1959) a fondé un groupe de rock progressif appelé In Spe à Tallinn (capitale de l’Estonie, N.D.T). Quelques années plus tard, il est devenu un compositeur, très productif et bientôt célèbre dans le monde entier. De ce passé de rockeur; il a gardé l’attitude-qui-tente-le-diable de l’improvisateur pour son travail de composition. C’est peut-être, précisément cette insouciance qui a vivement attiré son attention sur la question de la forme. Ainsi la musique de Tüür est-elle marquée par la tension entre la liberté et la rigueur formelle. À un moment donné, la polarité entre les cellules sérielles ou tonales (ou modale) joue un rôle important dans sa composition technique. Depuis sa pièce Oxymoron, Tüür lui-même a parlé de processus vectoriel – un terme mathématique et biologique par lequel il désigne la combinaison systématique des caractéristiques hétérogènes ou opposées dans le matériau tonal et la progression de la musique, laquelle peut être ainsi canalisée dans diverses directions. En disposant que chaque entité musicale génère intrinsèquement son opposé, la musique atteint quelque chose de semblable à la force explosive. La vitalité dramatique découle donc de la rigueur elle-même – une fonctionnalité qui va au-delà des rêves les plus fous de l’improvisation libre.
Ici, la forme est une chose vivante, une chose en mouvement. Aucun compositeur sérieux n’utilise une forme comme un cadre de photo ou un récipient. La forme musicale ne peut pas être remplie d’un contenu comme un poivron farci. Sous les fortes prémices du modernisme, chaque œuvre est idéalement censée créer une forme qui lui est propre. Alban Berg, dans Wozzeck (et ailleurs) a répondu plus prudemment, et avec plus de sagesse avisée, en recherchant la sécurité dans des structures formelles traditionnelles pour ses débordements sans précédents dans l’expression musicale. Une forme faible dans cette perspective semble devoir faire courir le danger d’instabilité – un résultat quasiment immoral.
Ainsi, l’accent mis sur la discipline formelle suggère une possible tentative de créer plus de sens. La loi et l’ordre, qu’ils soient ou non respectés, sont les piliers de la vie quotidienne. Ils font également partie du monde artistique – surtout quand ils prennent la forme de coutumes ou rituels, avec lesquels les œuvres d’art sont parfois intimement liées. Le rituel religieux et les œuvres formellement articulées de la musique ont une chose en commun: une rigueur dans chaque fibre de leur être, ce qui implique que chaque détail est immuablement fixé à la «bonne» place.
C’est ainsi que – dans une certaine mesure – , nous avons ainsi fait le tour de la pièce Salve Regina que Tüür écrit en 2005. On pourrait dire qu’il s’agit de l’un de ses premiers morceaux distinctement vectoriels, et aussi de l’une de ses multiples œuvres inspirées par la religion, parmi des pièces aussi essentielles qu’une Messe, un Requiem ou l’Oratorio Ante Finem Saeculi. Se référencer à son aîné et compatriote Arvo Pärt et à la simplicité archaïsante et sacralisante de son style personnel aurait pu être un point de départ tout aussi éclairant. Certes, il y a peu de choses qui rappellent les tintinnabulations des fameux carillons de Pär dans l’hymne en latin que Tüür consacre à la Reine du Ciel. Mais quelque chose de la simplicité monastique de Pärt ressort chez Tüür dans la diction de ce chœur d’homme à deux voix (bien que souvent à l’unisson) . Peut-être l’aspect le plus saillant de cette invocation ciselée à la Vierge est-il dans cette dialectique entre une stricte et même rigide aura rituelle, et sa forme, finalement largement ouverte à toutes les potentialités.
Et voici le Salve Regina pour chœur d’hommes et ensemble (extrait de Oxymoron, chez ECM new series) de Erkki-Sven Tüür :
(*) Traduction…libre que j’ai faite d’un texte américain lui-même traduit de l’allemand