Le célèbre opéra de Giuseppe Verdi, à l’affiche de l’Opéra de Paris, constitue un des sommets de l’art lyrique, du Bel Canto italien et fut l’objet d’une des plus importantes discographies d’opéra à ce jour : toutes les plus grandes interprètes s’y sont frottées car le rôle de Violetta Valéry demeure un incontournable du répertoire des sopranos. Maria Callas, alors au faîte de sa carrière, y triompha en 1958.
Verdi à Parme Mais revenons à la genèse douloureuse de Traviata. Très peu d’opéras furent à ce point le miroir de la vie privée de leur auteur et on ne peut évoquer derrière le personnage de Violetta l’ombre de Giuseppina Strepponi, alors compagne de Verdi.
Giuseppina_Strepponi Rencontrée par le compositeur en 1839, lors d’un séjour à Milan, Giuseppina Strepponi fut d’emblée un soutien actif pour sa carrière. Cantatrice déjà reconnue, elle usa alors de toute son influence pour faire jouer la partition de « Orbeto, comte de Bonifacio » à la Scala. Ayant commencé de travailler le rôle principal, elle n’en assura pourtant pas la création qui connut un succès considérable pour un compositeur encore largement inconnu à cette époque (il fut donné 31 fois en deux saisons).
Verdi était marié, depuis 1836, à Margherita Barezzi, pianiste et chanteuse émérite et fille de son protecteur Antonio Barezzi, responsable de la philharmonie de Busseto, la ville natale du compositeur. Le couple semblait heureux malgré les soucis financiers et les deuils successifs frappant leur progéniture. L’échec cuisant de l’opéra suivant « Un giorno di regno », retiré de l’affiche après la première représentation, succédant de peu au décès prématuré de Margherita en 1840, acheva de plonger Verdi dans un désespoir tel qu’il songea un temps à renoncer définitivement à toute activité musicale. Il fallu toute l’énergie de ce provincial acharné et décidé à reconquérir le coeur du public de la célèbre scène milanaise pour surmonter ces épreuves. Et en 1842, ce fut le triomphe de « Nabucco» (57 représentations rien que pour le mois d’août 1842 !).
Ce succès fut aussi largement du au talent de Giuseppina Strepponi créatrice du rôle d’Abigaille, rôle extrêmement difficile s’il en est, terreur de bon nombre d’interprètes. Dans une Italie en partie sous occupation autrichienne, le destin du peuple hébreux exilé à Babylone prenait une résonance qui n’échappa pas non plus à la censure et qui contribua à ériger Verdi en symbole musical du patriotisme italien, le nom du compositeur devenant l’acronyme du mot d’ordre de ralliement à l’unité du pays. Le célèbre « Choeur des esclaves », véritable hymne national pour tous les italiens, témoigne encore de la force de ce symbole musical.
A l’époque de la création de « Nabucco », Giuseppina Strepponi, pourtant à peine âgée de 27 ans, était déjà usée vocalement et physiquement par une carrière trop dense et une vie privée agitée qui faisait scandale, la diva multipliant les liaisons et les grossesses « illégitimes ». « Nabucco » signa la fin prématurée de sa carrière et le début d’un grand amour avec son auteur. Verdi enchaîna succès sur succès (« I Lombardi », « Ernani », « Macbeth ») et devint le chef de file de l’opéra italien de son temps. Giuseppina Strepponi qui enseignait désormais le chant l’accompagnait dans tous ses déplacements en Europe. Le couple affichait publiquement sa liaison, subissant ainsi l’opprobre d’une société prude et donc peu encline à tolérer l’union libre, même chez un homme reconnu et respecté par ailleurs.
C’est au cours d’un séjour à Paris, de décembre 1851 à mars 1852 que le couple assista à une représentation de « La Dame aux Camélias », pièce d’Alexandre Dumas fils qui connaissait un grand succès. Le sujet d’une femme rejetée par la bonne société à cause de son passé libertin, toucha Verdi qui demande illico à son librettiste Francesco Maria Piave de s’en inspirer tout en demeurant le plus près possible du texte original. On sait que celle qui inspira à Dumas Fils le personnage de sa pièce, Marie Duplessis, était une authentique femme libérée, une mondaine qui ne cessa de défier l’hypocrisie de la bourgeoisie dominante. Elle fut la maîtresse de l’écrivain, lequel ne se remit jamais de sa mort prématurée. Il exhuma même clandestinement le corps de sa bien aimée afin d’en contempler une dernière fois le visage. La relation particulièrement tragique qu’il fit de cet épisode frappe encore par son pathos désespéré ainsi que par les détails réalistes sur l’état de putréfaction du corps. Ce que l’on sait moins c’est que Giuseppina Strepponi n’approuva pas le choix de Verdi de mettre en musique le drame de Dumas fils car elle pressentait que le public et la « bonne société » ne manqueraient pas d’établir un rapprochement entre elle-même et le personnage sulfureux de Violetta. « Traviata » sera toujours un point de discorde dans le couple, d’une solidarité pourtant indéfectible dans les nombreuses épreuves qu’il traversera au cours de presque soixante années de vie commune.
En fait, avec « Traviata », Verdi voulut régler ses comptes avec la population de Busseto qui avait marqué son hostilité à son retour dans sa ville natale en 1849, en compagnie de Giuseppina Strepponi par des insultes publiques et des jets de pierre réguliers contre la maison où s’était installé le couple. Même son ex-beau pêre, Antonio Barezzi, avait adressé des reproches amers contre celui qu’il n’avait pourtant jamais cessé de soutenir, y compris après le décès de sa fille Margherita. Verdi, dans une lettre de réponse cinglante, en appela au respect de sa vie privée, dans la mesure où « cette liberté d’action qu’on respecte même dans les pays les moins civilisés » lui conférait le droit de vivre avec « une femme libre, indépendante, aimant la vie solitaire et disposant de moyens qui suffisent à ses besoins ». Les nombreuses vexations infligées à Giuseppina Strepponi suscitêrent un vif ressentiment chez Verdi qui, toute sa vie durant, tint la population de Busseto dans le plus grand mépris.
La création de « Traviata » à la Fenice de Venise, le 6 mars 1853, fut un demi scandale mais aussi un demi succès. La direction avait refusé de placer les personnages à l’époque contemporaine et avait imposer à Verdi une transposition désastreuse dans le siècle de Louis XIV, transposition qui fut la seule autorisée en Italie du sud jusqu’en 1917 ! Verdi n’eut d’ailleurs jamais le bonheur de voir son plus célèbre opéra joué dans des costumes et décors conformes au livret.
A cette scénographie ridicule, il faut ajouter que Verdi, ne pouvant pas obtenir l’interprète escomptée, dut se contenter de la soprano Fanny Salvini Donatelli, três à l’aise dans le registre coloratur et les vocalises du premier acte mais nettement plus gênée par celui, plus dramatique, des deux suivants. Dotée en outre d’un tour de taille assez conséquent, elle eut bien du mal à se rendre crédible dans le rôle d’une tuberculeuse souffreteuse, s’attirant les ricanements d’un public qui n’en attendait pas tant. Pour parachever le tableau, les deux principaux rôles masculins étaient tenus par des chanteurs pas très au faîte de leurs moyens.
Bien qu’usant de procédés stylistiques totalement tributaires des principes musicaux du Bel Canto, « Traviata », par son sujet « sociologique », sa trame dramatique « psychologique » et sa contemporanéité, aux antipodes de l’historicisme romantique alors en vigueur, constitue bel et bien le prototype de l’opéra « vériste ». Le personnage de Violetta, victime expiatoire de l’hypocrisie sociale, annonce, sous bien des aspects, celui de « Madama Butterfly » de Puccini, autre héroïne tragique sacrifiée sur l’autel d’une société machiste et bien pensante. Elle trouve cependant une devancière fameuse en son temps : le personnage principal de « La Juive » de J-F.Halévy qui choisit d’assumer jusqu’au supplice une judéïté supposée quitte à sacrifier son amour et sa vie. Mais la critique, elle, se montra favorable à Verdi, soulignant l’exceptionnelle maîtrise de la partition. Elle permit ainsi à « Traviata » d’entamer une carrière triomphale en Europe et surtout d’enfanter une nouvelle génération d’héroïnes d’opéra insoumises jusque dans la mort dont la « Carmen » de Georges Bizet et la « Lulu » d’Alban Berg représentent les exemples les plus achevés.
Yves RINALDI
Monsieur,
Article convaincant sur la Traviata. MAIS Verdi n’a pas vécu à Brusseto mais à Busseto.
Veuillez corriger votre article.
Bonne année 2014
Merci. Corrigé !