Rédaction et adaptation des illustrations sonores d’après les notes prises lors de La leçon de musique du 6 avril 2007 à la Mairie du XXe à Paris. Plus de détails? Voir mes 20 Leçons d’harmonie
Au début était…la monodie, le cantus en ison, le chant mélodique a capella, un chant égal « qui ne roule que sur deux sons » comme le dit joliment Jean-Jacques Rousseau dans son Dictionnaire de la musique.
Un chant sans aucun accompagnement, tel que le chantaient peut-être les premiers chrétiens dans leurs églises…
Écoutons ce « Super flumina Babylonis » [1]:
On ne parlait pas d’harmonie à l’époque, pas plus que d’harmonie entre les peuples… Le Peace and Love viendra beaucoup plus tard, après les « notes qui s’aiment » de Mozart.
Notez combien nombreux sont ces termes de musique utilisés dans des sens différents dans le langage courant, qu’il s’agisse d’harmonie des couleurs, de fugue de la petite dernière, du canon du fusil, de la modulation de la voix…mais revenons à nos moutons.
Donc en ce temps là, l’harmonie n’existait pas.
Remarquons d’ailleurs qu’elle n’existe toujours pas dans 80% des musiques du monde.
On reconnaît partout le rythme, la mélodie, l’orchestration, et même la forme, avec le modèle ABA de la chanson et de son refrain. Mais qui a jamais entendu ces exclamations : « Oh! Quelle belle marche de quinte! » à l’écoute de Brahms, ou « Tiens, une pédale de dominante! »? L’harmonie, cette science de l’enchaînement des accords est le cœur de la musique. Elle reste la grande spécialité de la musique occidentale.
En allant à sa découverte, nous rencontrons une première innovation consistant à ajouter au cantus une note chantée à l’unisson, ce qu’on appellera plus tard une pédale par référence à la pédale de l’orgue accompagnant le chœur.
Cette pédale devient « pulsée » quand on la répète (pour reprendre sa respiration?).
Chantons ensemble en tonalité de DO cette chanson magnifique « J’ai du bon tabac » : DO RE MI DO RE etc., et en même temps, que l’un d’entre nous tienne le DO (la tonique) et un autre le SOL (la dominante) et nous découvrons un air nouveau, vaguement breton…
Pourtant, les notes de la mélodie n’ont pas changé. Car si l’on met de coté le rythme et l’accompagnement, il reste la mélodie du « cantus », c’est à dire cette suite de sons découpés par le temps et disposés de façon symétrique, dans une sorte de géométrie répétitive : DO RE MI DO RE est répété deux fois; la mélodie, c’est la symétrie!
Mais revenons à notre « Bon tabac ».
Si l’on tient le LA au lieu de tenir le SOL, on ne change pas grand chose, juste la distance entre les notes, mais précisément cette distance change tout car elle crée une tension, et ce faisant, elle crée l’harmonie.
C’est comme de disposer autrement le pot de fleur dans la chambre à coucher en l’éloignant de l’armoire de la grand mère. En soi, ce n’est rien, sauf que le pot de fleur est maintenant sur le passage et qu’on risque de le renverser: la distance a créé la tension!
Comment « résoudre » cette tension que nous ressentons, quelles notes vont nous apaiser et remettre les choses en place? La réponse est dans la cadence, et avec elle, enfin, on découvre l’harmonie.
DO MI SOL sont trois notes jouées simultanément qui forment l’accord de tonique basé sur DO, la tonique dans la gamme de DO. Empilées par intervalle de tierce, elles constituent une triade. Notons que doubler l’une des notes de l’accord, par exemple le DO dans DO MI SOL DO n’en change pas la nature. En harmonie, les notes doublées à l’octave ne comptent pas, elles sont considérées comme identiques, l’accord reste une triade, et ici un accord de tonique.
Écoutons le piano résonner quand on joue le DO tout seul : on entend distinctement d’autres notes qui résonnent avec le DO, notamment le SOL, et un peu le MI. DO MI SOL, c’est peut-être dans ces harmoniques du DO qu’il faut trouver la raison pour laquelle l’accord de tonique est appelé « accord parfait » de la gamme majeure.
Ces accords peuvent être disposés autrement, on dira alors qu’ils sont « renversés« , par exemple SI RE SOL reste un accord de dominante, MI SOL DO un accord de tonique. Bien qu’ils ne sonnent pas pareil, ce sont les mêmes accords…En musique, les accords sont comme les étages chez IKEA, c’est la seule chose qui ne change pas de place!
SOL SI RE, suivi de MI SOL DO, cette suite d’accords constitue la cadence parfaite. Ce balancement entre l’accord de dominante et l’accord de tonique apaise la tension musicale des accords précédents et conclut la musique. A eux deux, ils constituent le cœur de l’harmonie.
En remplaçant l’accord de dominante par l’accord basé sur le second degré, RE FA LA , ou le quatrième degré FA LA DO, on invente la cadence plagale. En ajoutant l’accord de 4e degré devant la cadence parfaite, on s’en sert d’appui pour mieux sauter sur la quinte (accord de dominante) et retomber sur la tonique, comme au saut à la perche!
Et si, pour parfaire sa conclusion, le compositeur aligne alors quarante accords de tonique dans ses divers renversements :
Accord de tonique
il s’appelle…Beethoven!
Notons qu’avec les accords de 1er , 4e et 5e degré, on a 90% de la musique occidentale jusqu’au XXe siècle, à l’exception peut-être de Wagner ou Scriabine…
La succession, l’enchaînement de ces accords produit donc quelque chose en nous, et pour mieux le montrer, reprenons l’exemple de la pédale.
La même note joue continûment, le temps en est comme suspendu, il ne se passe rien. Jouons la Marseillaise avec une pédale d’accompagnement et l’armée ne marche plus!
La Marseillaise lente
Changeons la note à chaque pas, et elle démarre:
L’harmonie crée donc l’expression en organisant le temps de la musique, l’harmonie est aussi l’art du temps.
Est-ce à dire que les règles d’enchaînement des accords contraignent la musique et ses compositeurs? Debussy n’est pas de cet avis : « Arrêtons de dire aux accords : Qui êtes-vous, ou allez-vous, comme on le dit dans la musique classique », nous dit-il. E il les laisse vivre, seuls, par exemple dans « Des pas sur la neige, paysage calme et glacé » où il évite soigneusement la dominante et la tonique.
La modulation est une autre façon de relancer notre intérêt car on sent le changement de ton. C’est le rapport entre les tonalités qui en fait l’intérêt, ou plus exactement, c’est le mode, c’est à dire le passage du majeur au mineur et inversement.
Les modes majeur et mineur ont en commun la tonique et la quinte, ces étages d’IKEA qui ne bougent pas, mais les autres notes voient leurs intervalles changer et notamment la tierce, ce qui produit en nous des sentiments différents. En majeur, c’est l’hymne à la joie, en mineur, l’hymne à la tristesse!
Et pour quelle raison s’attrister de cette diminution d’un demi-ton de la tierce qui fait le mode mineur? Peut-être l’oreille éprouve t-elle une légère déception…une sorte de regret de l’accord de majeur. Mais quelle est la part de l’inné et de l’acquis, dans cette constatation, quand de nombreuses musiques sont jouées de par le monde dans des modes tellement différents du majeur et du mineur?
C’est d’ailleurs pourquoi, rapidement, on dépasse la tyrannie des modes majeur et mineur en inventant des modes basés sur les différentes notes de la gamme, chacun ayant son caractère :
– mode de SOL, le mode « guerrier » (« Au nom du Roi, Tatata! », avec Thierry La Fronde),
– le mode de FA de Ravel, imitation du mode « moyenâgeux » (lequel imitait déjà le mode grégorien), encore appelé mode « sur-majeur » avec son FA augmenté (en base de DO),
– le mode japonais de cinq tons (DO, DO#, MI, FA, LA, SI) illustré par la chanson d’OBAO des Cerisiers en fleur, ou par « L’impératrice des pagodes » des contes de la Mère l’Oye de Ravel,
– le mode par ton de Debussy, mode très stable et parfaitement équilibré, le plus démocratique puisque toutes les notes sont séparées par un ton entier, comme dans « Voiles » (2e prélude de Debussy),.
– le mode andalou, avec sa seconde augmentée qui transforme « Au clair de la lune » en mélopée orientale :
Clair de la lune andalou
[dewplayer:http://gilleslf.free.fr/N128/pr07_clairdelaluneandalou.mp3]
Le début du XXe siècle nous réserve d’autres innovations encore plus radicales avec notamment le dodécaphonisme, un système comportant les 12 demi-tons égaux inventé par Schoenberg..
Une fois libéré de la symétrie de modes, Stravinsky va aussi casser le rythme.
Ce nouveau système est à la fois sonore et esthétique. Le problème est que l’oreille ne ressent plus rien, et la musique devient rapidement monotone. Cette musique est-elle pérenne? Faux problème car, tout comme la peinture abstraite est contenue dans la peinture figurative, on peut dire que le tonal de l’ancien système inclut aussi l’atonal…
Darius Milhaud a une autre idée, il invente la musique polytonale.
Exemple, sa habanera où la main droite joue en RE majeur quand la main gauche joue en SOL majeur.
Autre exemple avec « Saudades » joué par Jasha Heifetz
Wagner prend le problème autrement en décidant d’enchaîner les quintes dans une musique très tendue, sans fin : il va à la tonique au bout de quatre heures d’opéra, ce qui fait dire à Schoenberg que « Wagner détruit la tonalité de l’intérieur ».
Fauré introduit à son tour une grande rupture avec ces règles d’enchaînement des accords en éliminant la dominante, ce qui le conduit à réaliser des trajets avec une grande richesse des accords, sans obligation d’aller de la dominante à la tonique.
Exemple son 11e nocturne.
La musique occidentale est rarement contemplative, et pourtant Philippe Glass va trouver une autre possibilité d’arrêter le temps dans son œuvre « My rush » en modulant sur trois accords, en Fa majeur d’abord (par exemple SOL MI SI SOL, puis SOL MI SI DO SI), puis en SOL mineur, enfin en LA mineur. Dans le même genre, écoutons de lui un extrait de « Music in twelve parts »[2]
En modulant ainsi avec trois accords et leurs renversements, il travaille sur la texture de la musique en utilisant une grille harmonique qui fait toujours appel aux mêmes accords.
Messiaen a la même démarche de recherche d’une musique contemplative quand il choisit trois accords dans sa gamme de 8 notes (les notes sont alternativement espacées d’un demi-ton, puis d’un ton) pour composer « La première communion de la vierge », dans ses « Vingt Regards sur l’Enfant Jésus »[3].
Messiaen La première communion de la vierge
Il ira encore plus loin dans son XIXe regard (« Je dors, mais mon cœur veille ») puisqu’il n’utilise qu’un seul accord de pédale.
Dans cette revue des découvertes de la musique moderne, il ne faut pas oublier le fameux Boléro de Ravel qui n’est qu’un long balancement entre DO et SOL…
Autre façon de détourner les règles d’harmonisation classique, l’accompagnement par tierces et quintes parallèles, ou par quarte et sixte, comme on le pratique en jazz avec les « block cords », accords joués avec les doigts bloqués sur un écartement donné.
Ou encore en harmonisant les morceaux avec seulement des accords de 9e!
En conclusion, il est difficile d’entendre, et encore plus de décrire une harmonie et pourtant l’harmonie a un rôle très important pour la mélodie, comme d’ailleurs pour le rythme, car l’harmonie colore la marche du temps.
Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter ce portique musical sur la genèse d’avant le Big Bang qui ouvre l’Or du Rhin, de Wagner (vous savez, « le Rhin coulait…au fond du Rhin, l’Or…).
Ecoutons ce MI bémol grave joué avec plein de notes par les contrebasses, appuyé par une pédale de l’orgue
(un chef de chœur tenait un jour la pédale, et comme il avait envie de conter fleurette à une violoniste de l’orchestre, il mit une brique sur cette pédale qui joua ainsi pendant toute la première partie…C’est ainsi qu’il perdit son emploi de chef de chœur et dû s’enrôler plus tard – et se fit connaître – comme… chef d’orchestre. Qui est-ce?)
Le mot de la fin reviendra à André Gide, dans les faux monnayeurs, quand il fait dire à l’un de ses personnages:
« La seule musique digne du Bon Dieu est de frapper un accord parfait et d’attendre la fin des temps. »
Jean-Louis Foucart
[1] Chant grégorien Schola Gregoriana Pragensis, direction David Eben. (Musique: Koka Media). Cette illustration est la seule de mon cru. Les autres sont de Jean-François Zygel, reconstituées d’après mes notes.
[2] Music in twelve parts The philip Glass ensemble, Michael Riesman (Nonesuch)
[3] Olivier Messiaen Vingts regards sur l’enfant Jésus, Roger MURARO (DVD Accord Universal Classic France)
L’ accord de tonique DO MI SOL et l’ accord de dominante SOL SI RE ne peuvent pas comporter à eux deux toutes les notes de la gamme de Do majeur: il manque le FA et le LA, que l’ on trouve alors dans l’ accord majeur FA LA DO.
Non seulement Zygel confond-il seconde diminuée avec seconde augmentée mais il en donne de nombreux exemples sonores et aucun des nombreux musiciens présent (y compris le nouveau professeur de clarinette à Genève) ne bronche!
Incroyable!
Il s’agissait de l’émission du 10 août – le professeur solfège qui commente la musique Klezmer
Effectivement, c’st une erreur de déclarer que Milhaud est l’inventeur de la polytonalité. A ce sujet, un très bon ouvrage vient de paraître, vous pouvez consulter le descriptif en suivant ce lien: http://www.symetrie.com/fr/editi...
Jean-Louis merci pour ton blog qui me permet de découvrir et de corriger beaucoup de chose sur l’harmonie
«modèle ABA» : c’est pas un modèle venu de suède plutôt ? 😉
Et à propos de la polytonalité, quand, dans le Blues de la sonate pour piano et violon de Ravel, par exemple, le piano joue en Sol# et le violon en Sol, c’est pas de la polytonalité ? (je crois bien que dans toute cette sonate il y a des exemples de ce type).
C’est pas de la polytonalité ? Si oui, pourquoi ce serait Darius Milhaud qui l’aurait inventé ? Si non, c’est quoi ??
Non, il n’y a pas d’orgue, bien sûr. Je ne sais si c’est Zygel ou moi qui avons fait l’erreur… à moins qu’il s’agisse d’une figure de style (« pédale d’orgue »…joué par les cuivres… 🙂 )
Jean-Louis, en relisant ton excellent compte-rendu, il me vient deux remarques :
– « Ecoutons ce MI bémol grave joué avec plein de notes par les contrebasses, appuyé par une pédale de l’orgue » : il n’y a pas d’orgue dans l’Or du rhin, sauf erreur. C’est dans « Ainsi parlait Zarathoustra », autre lever de soleil célèbre, qu’il y a un orgue.
– « Notons qu’avec les accords de 1er , 4e et 5e degré, on a 90% de la musique occidentale jusqu’au XXe siècle, à l’exception peut-être de Wagner ou Scriabine… » : en fait la musique du XVIIIième siècle utilise beaucoup plus le second degré que le quatrième (mais ils sont fonctionnellement équivalents). Quant à Wagner, il utilise beaucoup de modulations, mais la prépondérance des degrés 1 et 5 reste manifeste.
Merci beaucoup pour cet article d’introduction à l’harmonie, accessible pour tous, qui donne l’envie d’en savoir plus.
Génial cette introduction à l’harmonie! merci infiniment de nous en faire profiter! Je n’ai jamais vu Zygel mais s’il inspire des pages comme ça, c’est surement un super pédagogue 🙂
Le problème de l’harmonie est un large débat. Pour ma part, je me suis attaché à distinguer la modalité de la tonalité dans un premier temps, car ce sont là deux expressions musicales totalement différentes(tant harmoniquement que mélodiquement et rythmiquement d’ailleurs).
Par ailleurs, pour ce qui est de la tonalité, on résoud assez facilement beaucoup de problèmes en considérant l’accord à trois sons et la cadence parfaite comme la structure de base, les autres devant leur pouvoir expressif par rapport à la cadence fondamentale. (Je prépare une étude détaillée sur ce sujet plus de nombreux autres, elle est en cours de rédaction).
Le cycle des quintes sert aussi à de nombreuses démonstrations, tant en ce qui concerne l’éthos d’un mode (les émotions qu’un mode est susceptible de faire ressentir) qu’en ce qui concerne les effets des modulations par exemple… La place me manque ici pour en dire plus.
A partir d’une bonne compréhension de la modalité et de la tonalité (étude qui est non seulement harmonique mais aussi rythmique : le temps modal n’est pas mesuré, ce qui est normal…), on comprend mieux ces musiques qui ont mélangé durant le 20°siècle les deux esthétiques, comme la musique française de Fauré, ou de Debussy plus encore, par exemple.
Pour ce qui est de la polytonalité (et donc la polyrythmie, le polythématisme, etc.), je préfère de beaucoup l’exemple de Stravinsky (dans le Sacre ou dans Petrouchka) à celui de Milhaud, si peu convainquant!…
Ok, bien compris ! Donc tu dois avoir l’oeil…
Tu n’as pas rêvé, simplement ces robots qui nous pourrissent les blogs ont profité d’une défaillance du Captcha pour nous envoyer 70 commentaires de m… que j’ai du retirer. 🙁
J’ai rêvé ou je vois qu’il y a 78 commentaires sur ce billet ?
J’ai complété de quelques exemples « reconstitués » au piano, mais il est difficile d’avoir l’aisance et l’humour de Maitre Zygel à son piano :-/
Bonjour ! Oui, Castafioara tu as raison quelle magnifique leçon, je la trouve très « calée » et riche, on voit bien que c’est un fin harmoniste qui a pris des notes et les as aussi enrichies !!! Si avec tout ça vous n’avez pas envie d’harmoniser et d’improviser toute la journée !
Le » Super flumina Babylonis » est très beau…merci de nous le faire connaître !
L’allusion à l’ouvrage de Jean-Jacques Rousseau devrait inspirer ceux qui aiment la littérature…Gide, c’est autre chose,encore … on a d’ailleurs beaucoup critiquer ses » notes sur Chopin », mais pourtant on y trouve quelques finesses…à mon humble avis.
Merci JLF !
Mazurka
Ah, je crois y être encore ! Comme il nous a fait rire et comme il nous a intéressés !
Avec ce dynamisme, cette joie de transmettre, cette malice dans les yeux, cette promptitude à se mettre au piano. Merci Jean-Louis de me faire revivre cette leçon passionnante avec une précision et une verve digne de notre…… Jean-François
:-))