Passionnant article de vulgarisation d’Etienne Klein, brillant scientifique, paru dans le journal Le Monde sur un sujet qui vient de faire l’actualité, les ondes gravitationnelles.
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Paul Valéry et Albert Einstein, qui s’admiraient mutuellement, se rencontrèrent à plusieurs reprises au cours des années 1920. Un jour, le penseur-poète, persuadé que le père de la théorie de la relativité produisait des idées à une cadence d’essuie-glaces, osa lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps : » Lorsqu’une idée vous vient, comment faites-vous pour la recueillir ? Un carnet de notes, un bout de papier… ? « La réponse le déçut sans doute, le physicien se contentant de lancer : » Oh ! Une idée, vous savez, c’est si rare ! «
Ne plus sentir son poids
Cette réponse témoigne de l’extrême modestie d’Einstein. Car en réalité, des idées, il en a bel et bien eu, et bien plus qu’une, et pas n’importe lesquelles ! C’est un beau jour de 1907, alors qu’il était encore à Berne, qu’il eut » la plus heureuse de sa vie « , l’idée qui sera la pierre angulaire de sa théorie de la relativité générale : » J’étais assis sur ma chaise au Bureau fédéral de Berne, racontera-t-il. Je compris soudain que si une personne est en chute libre, elle ne sentira pas son propre poids. J’en ai été saisi. Cette pensée me fit une grande impression. Elle me poussa vers une nouvelle théorie de la gravitation. «
Ce qu’Einstein venait là de comprendre, c’est que lorsque nous tombons en chute libre, tout ce qui est proche de nous (parapluie, chapeau) tombe comme nous puisque la vitesse de chute des objets est la même pour tous les objets. Nous avons donc l’impression que la pesanteur a disparu dans notre voisinage alors même que nous sommes en train de subir sa loi. N’est-ce pas bizarre ? Tout se passe comme si l’accélération produite par la chute effaçait le champ de gravitation local…
A la suite de cet émoi, Einstein postula qu’il y aurait une sorte d’identité formelle entre accélération et gravitation : si une accélération peut effacer un champ gravitationnel réel, alors elle doit pouvoir aussi créer l’apparence d’un champ gravitationnel là où il n’y en a pas. En conséquence de ce » principe d’équivalence « , une personne se trouvant dans un ascenseur sans fenêtre ne saurait dire si l’ascenseur est au repos dans un champ gravitationnel ou si, hors de tout champ de gravitation, il est tiré avec une accélération constante. Dans les deux cas, cette personne sentirait ses pieds plaqués au plancher et, si elle lâchait un objet, celui-ci tomberait exactement comme il le fait sur Terre. L’expression des lois physiques devrait donc être formellement identique dans les deux situations.
Esprit d’ascenseur
Quatre ans plus tard, alors à Prague, Einstein fit une seconde percée décisive en comprenant que le principe d’équivalence implique que la lumière, bien que de masse nulle, ne file pas tout droit dans un champ de gravitation. Imaginons que la cabine d’un ascenseur ait un mouvement accéléré et qu’un rayon de lumière parallèle au plancher passe par un minuscule orifice aménagé dans l’une de ses parois. La vitesse de la lumière n’étant pas infinie, il lui faut un certain temps pour atteindre la paroi opposée, temps pendant lequel la cabine se sera déplacée vers le haut, de sorte que le point d’impact du rayon lumineux sera un peu plus proche du plancher que l’orifice d’entrée.
Si l’on pouvait observer la trajectoire du rayon lumineux traversant la cabine, on constaterait qu’elle est courbée en raison de l’accélération vers le » haut « . Qu’impose maintenant le principe d’équivalence ? Que cet effet serait le même si la cabine d’ascenseur était immobile dans un champ de gravitation. En clair, contrairement à ce qui se passe selon la théorie classique, le trajet de la lumière doit être dévié par la gravitation !
Cette idée va agir comme un sésame cosmique. Apparue au bord de la Vltava dans le recoin d’un cerveau capable de pensées peu ordinaires, elle va s’étayer, se formaliser, et finira par bouleverser dans l’esprit des physiciens la structure même de l’Univers.
Une éclipse éclairanteDès la fin de l’année 1911, Einstein suggéra que la déviation de la lumière qu’il venait de calculer pouvait être mesurée avec la lumière nous arrivant des étoiles fixes. En temps ordinaire, du fait de l’éclat aveuglant du soleil, les étoiles fixes qui sont dans sa direction ne sont pas visibles, mais elles le deviennent lors d’une éclipse totale du soleil. Dans ces conditions, une éventuelle déflexion de la lumière par la gravité du soleil deviendrait mesurable. Or les astronomes avaient prévu pour le 21 août 1914 une éclipse totale qui devait rassembler toutes les conditions requises pour effectuer une mesure cruciale. Erwin Freundlich, un jeune astronome allemand, organisa une première expédition qui partit pour la Crimée, juste au moment… où se déclara la première guerre mondiale. Tous les membres de l’équipe furent faits prisonniers par les soldats du tsar et leurs instruments confisqués.
D’un certain point de vue, ce fut un coup de chance, car la prédiction d’Einstein n’était pas encore assez mûre pour obtenir la bénédiction céleste : si Freundlich avait pu faire ses mesures comme prévu, celles-ci auraient réfuté les calculs d’Einstein, qui étaient faux…
Mais revenons en 1913. De retour à Zurich, Einstein étudia avec l’aide de Marcel Grossmann la géométrie des espaces courbes qui avait été développée par Bernhard Riemann. Ce dernier n’avait envisagé que la courbure de l’espace, mais Einstein et son ami généralisèrent ses travaux à l’espace-temps tout entier. Dans un article rédigé à quatre mains, ils avancèrent l’idée que la gravitation n’est pas une véritable force, mais une manifestation locale de la courbure de l’espace-temps. Selon eux, la géométrie de l’Univers serait en réalité courbée par les masses qu’il contient et, en retour, la géométrie de l’espace-temps déterminerait directement (c’est-à-dire sans qu’une force soit mise en jeu) le mouvement des objets matériels en son sein. Cependant, à cause d’une erreur commise par Einstein, ils ne purent trouver les équations reliant la courbure de l’espace-temps à la masse et à l’énergie qui y sont contenues.
A partir de 1914, Einstein continua à travailler sur ce problème à Berlin, en grande partie épargnée par la guerre, et il finit par trouver les équations justes à la fin de l’année 1915. Au cours de la conférence qu’il donna le 25 novembre, il annonça que la déviation de la lumière lors de son passage au voisinage du soleil devait être le double de celle qu’il avait annoncée en 1911.
Après la fin du carnage mondial, Arthur Eddington, le directeur de l’observatoire de Cambridge, organisa deux expéditions en vue d’observer l’éclipse du 29 mai 1919. Lui-même partit avec une première équipe pour une petite île de l’Atlantique Sud, tandis qu’une seconde équipe posait ses instruments dans une ville du Brésil. Malgré une météo peu coopérative et des plaques photographiques de mauvaise qualité, les mesures confirmèrent les calculs d’Einstein. L’annonce de ce résultat déclencha un enthousiasme sans précédent et fit d’Einstein une star mondiale.
Lorsque Eduard, son second fils, lui demanda pourquoi il était devenu si célèbre, il obtint une jolie réponse qui résumait l’essentiel de l’affaire : » Quand un scarabée aveugle marche à la surface d’une branche incurvée, lui expliqua son père, il ne se rend pas compte que le chemin qu’il suit est lui aussi incurvé. J’ai eu la chance de remarquer ce que le scarabée ne peut pas voir. «
Entendre le souffle de l’Univers
En 1916, alors qu’il était malade, épuisé par des années de travail intense, Einstein avait commencé à se demander si une masse en mouvement accéléré pouvait rayonner des « ondes gravitationnelles », de la même façon qu’une charge électrique qu’on accélère rayonne des ondes électromagnétiques. Il avait découvert rapidement des solutions de ses équations correspondant à des ondulations de l’espace-temps se propageant à la -vitesse de la lumière. Au cours de leur trajet, elles devraient secouer l’espace-temps, ce qui aurait pour effet de modifier brièvement la distance séparant deux points dans l’espace.
La gravitation étant très faible en intensité, de telles ondes sont très difficiles à détecter. De fait, elles n’ont pu l’être qu’avec la complicité d’un événement considérable qui s’est produit il y a plus d’un milliard d’années : deux trous noirs voisins ont fusionné à une vitesse égale aux deux tiers de la vitesse de la lumière ; ce phénomène hyperviolent a libéré une énergie inimaginable en seulement 20 millisecondes, et engendré un train d’ondes gravitationnelles qui ont progressivement perdu de la puissance au cours de leur long voyage ; leur passage au travers de la Terre, le 14 septembre 2015 à 9 heures 50 minutes et 45 secondes (Temps universel), a pu être détecté grâce aux instruments extrêmement sensibles de l’expérience LIGO (qui, coup de chance incroyable, venaient tout juste d’être mis en service). Attardons-nous une seconde sur la prouesse réalisée : les variations de longueur que cet instrument est parvenu à mesurer sont largement inférieures à la taille d’un proton !
L’ironie de l’histoire
Mathématiquement articulée, la physique agit décidément comme un véritable » treuil ontologique » : à partir d’un examen de ses équations et de ce qu’elles impliquent, elle révèle de nouveaux éléments de réalité. Elle le fit déjà en prédisant puis démontrant l’existence des photons, des antiparticules, des quarks, et, plus récemment, en 2012, du boson de Higgs. Mais là, l’histoire se donne en plus avec une certaine ironie, car Einstein n’a jamais cru en l’existence des trous noirs. Or, ce sont bien deux tels objets qui, en s’accouplant jusqu’à n’en plus faire qu’un, ont permis que soient enfin détectées les ondes gravitationnelles qu’il avait prédites.
Il s’agit en fait d’une double découverte : la preuve de la réalité des ondes gravitationnelles confirme en retour, par une sorte de renvoi d’ascenseur cosmique, l’existence des trous noirs (qui était encore contestée par certains), ainsi que la possibilité de leur coalescence.
L’annonce du 11 février vient donc à point nommé pour célébrer majestueusement le centenaire d’une extraordinaire construction intellectuelle. Elle sonne comme l’aboutissement d’une idée simple et en effet » heureuse » qui, un beau jour, éclata comme une bulle dans le cerveau d’un génie.
Par Étienne Klein
© Le Monde
Albert Einstein, Étienne Klein, et vous Jean Louis, avez une qualité commune, celle de transmettre généreusement ce qui est beau dans la science et dans la musique.