Étonnant ce que nous raconte cet article du Monde sur ce tableau célèbre de Claude Monet, Impression, soleil levant, la toile qui devait donner son nom au mouvement pictural.
Une étude scientifique permet aujourd’hui d’affirmer que « l’impressionnisme est né le 13 novembre 1872, à 7 h 35, dans une chambre d’hôtel du port du Havre. C’est en effet ce moment précis, une demi-heure après l’aube, que Claude Monet a choisi de fixer pour réaliser Impression, soleil levant. Le Musée Marmottan, à Paris, vient de rendre publique l’information, à l’occasion de l’ouverture, jeudi 18 septembre, de l’exposition consacrée au joyau de sa collection. Pour en arriver là, il a fallu plusieurs années d’une enquête aux confins de l’art, de l’histoire et des sciences, sonder la mer et les cieux, fouiller les documents d’époque et faire tourner de puissants programmes de calcul des trajectoires célestes. Une aventure conduite par une équipe pluridisciplinaire française et… un astrophysicien américain. »
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De l’histoire du tableau, on connaissait de nombreux détails, à commencer par son baptême officiel, en 1874. Lorsque cette année-là, la société anonyme coopérative des artistes peintres organise, dans l’ancien atelier Nadar, à Paris, sa première exposition, elle demande au peintre une contribution. » J’avais envoyé une chose faite au Havre, de ma fenêtre, du soleil dans la buée et au premier plan quelques mâts de navire pointant, racontera l’artiste en 1897. On me demande le titre pour le catalogue, ça ne pouvait vraiment pas passer pour une vue du Havre. Je répondis : « Mettez Impression. » » Ouverte le 15 avril, la manifestation subit une rafale de critiques. Le plus violent est Louis Leroy qui, dans Le Charivari, se gausse de cette toile à l’aspect non fini : » Le papier peint à l’état embryonnaire est encore plus fait que cette marine-là. » Pour achever sa victime et éclabousser ses amis, il baptise son article » L’exposition des impressionnistes « . L’insulte deviendra étendard, et la toile de Monet, un symbole.
Mais quand avait été peint le chef-d’œuvre ? Quel jour, à quelle heure ? Et où ? Que regardait exactement l’artiste ? » Lorsque nous avons décidé d’organiser cette exposition, nous nous sommes aperçus qu’on ne savait en réalité pas grand-chose de l’exécution du tableau « , souligne Marianne Mathieu, directrice adjointe du Musée Marmottan et co-commissaire de l’exposition. Dès 1878, la toile a été vendue sous le titre Impression, soleil couchant. C’est encore sous ce nom qu’elle est entrée en 1940 dans les collections du Musée Marmottan. Et ce n’est qu’en 1965 que les spécialistes ont majoritairement opté pour une vue du matin. Mais sans certitude. La date de réalisation laissait encore plus d’interrogations. En bas à gauche du tableau, à côté de sa signature, Monet avait bien écrit 1872. Mais dans le catalogue raisonné de l’artiste, édité en 1974, Daniel Wildenstein date l’œuvre d’avril 1873. Aucune trace d’un passage du peintre au Havre en 1872, explique-t-il. En revanche, sa présence en avril 1873 dans la ville où il a grandi est avérée par une lettre à son ami Camille Pissarro.
Alors, soleil levant, soleil couchant ? 1872 ou 1873 ? Le Musée Marmottan met en place un groupe de travail au Havre. Autour de Géraldine Lefebvre, attachée de conservation au Musée d’art moderne de la ville, il réunit les responsables des archives et de la bibliothèque municipales, un restaurateur de tableaux et un ingénieur retraité du Port autonome. Cartes postales, photos, plans d’époque : l’équipe tente de reconstituer un décor dont il ne reste presque rien. De la brume impressionniste sortent alors les principaux motifs : à droite, le quai Courbe avec ses grues à bras ; à gauche, le quai au Bois, les bateaux amarrés et le petit bâtiment d’assèchement des cales, inauguré en décembre 1871 ; au centre, l’écluse des Transatlantiques, qui conduit vapeurs et voiliers vers le bassin de l’Eure ; et au premier plan, les barques des passeurs. Aucun doute possible, conclut le groupe : le peintre regarde bien à l’est, vers le soleil levant.
Mais où a-t-il installé son chevalet ? L’angle d’observation du port en atteste : le peintre se trouvait sur le Grand Quai, à une fenêtre située au 2e ou au 3e étage. Lors d’un séjour en 1874, Monet est descendu à l’Hôtel de l’Amirauté, situé sur le fameux quai, et, comme le démontrent ses séjours à Londres et à Etretat, il tient à ses habitudes. Reste alors l’essentiel : observer le soleil, le port et la mer. Que nous dit l’astre ? Suivant la saison, le soleil se lève selon un angle particulier. Sur la toile, il est monté de quelques degrés. Un calcul sommaire et un programme déniché sur Internet apportent aux chercheurs une première conclusion : c’est un soleil de fin d’automne ou de début d’hiver qu’a fixé le peintre. Exit la date d’avril 1873 et les spéculations de Daniel Wildenstein. Mais comment aller plus loin ? C’est l’ingénieur qui, cette fois, ouvre une porte. Ou plutôt une écluse. En effet, sur le tableau, le passage qui permet aux paquebots d’atteindre le port est ouvert. Sur la mer rougeoyante, on y distingue quelques grands voiliers… Or la configuration du Havre veut que l’écluse ne soit ouverte que pendant les trois heures de plus haute mer. Ne reste plus qu’à consulter L’Almanach du commerce, qui recense les heures de lever du soleil, des marées et de l’ouverture de l’écluse, pour réduire considérablement le spectre. Emergent alors trois périodes : du 21 au 25 janvier 1872, du 12 au 15 novembre 1872 et autour du 25 janvier 1873.
C’est alors qu’entre en scène le dernier personnage de cette aventure, le plus original sans doute. Professeur d’astrophysique à la Texas State University, Donald W. Olson, 67 ans, a consacré les trente dernières années de sa vie professionnelle à résoudre des mystères artistiques. Son premier fait d’armes, en 1987, a permis de retrouver la » marée du siècle » – le 19 décembre 1340 – évoquée dans l’un des Contes de Canterbury, du poète anglais Geoffrey Chaucer. Puis il s’est spécialisé dans la peinture. Avec son collègue Russell Doscher, il est parvenu à dater les ciels étoilés de plusieurs toiles de Vincent Van Gogh, les couchers de soleil de Turner ou Monet, mais aussi à démontrer que la voûte flamboyante à l’arrière-plan du Cri (1893), d’Edvard Munch, s’expliquait par l’irruption, dix ans auparavant, en Indonésie, du Krakatau, sans doute la plus formidable explosion jamais enregistrée sur terre (l’énergie libérée fut 10 000 fois supérieure à celle de la bombe d’Hiroshima).
Des années que Don Olson tourne autour du peintre d’Impression. Il a étudié plusieurs de ses toiles. Il a fait travailler ses logiciels, mais surtout, il a multiplié les visites en France. En 2012, il a amené plusieurs de ses étudiants à Etretat, où Monet a peint de nombreux paysages, pour effectuer des relevés topographiques. Il a ainsi démontré que l’artiste, loin de composer au jugé, a » scrupuleusement respecté la réalité du terrain « . Contacté par l’équipe havraise, le scientifique n’hésite pas un instant. » J’avais essayé une première fois d’étudier Impression. J’avais acheté des centaines de cartes postales de la ville, prises dans les années 1890 et 1900. Mais je manquais de documents des années 1870. Les éléments rassemblés par Géraldine Lefebvre et la mise en ligne de certaines données météo ont tout débloqué. «
Le Sherlock Holmes texan repart de zéro. Par deux méthodes distinctes, il calcule la position du soleil, entre 2 et 3 degrés au-dessus de l’horizon, et détermine ainsi le lieu où il s’est levé et la direction qu’il a empruntée. Croisant cette information avec les heures de marée haute, il réduit le spectre à dix-neuf dates. Olson met alors la main sur des données météorologiques, certaines trouvées dans les collections du Times, à Londres, d’autres dans les archives de Météo France. » Le tableau a été peint par temps calme, avec une légère brume. Or c’est fou comme il fait souvent mauvais en Normandie « , s’amuse-t-il. Pour le détective, c’est une aubaine. Tempêtes, houle, pluie : treize dates sont écartées.
» C’est l’observation du tableau qui finalement a été déterminante « , insiste l’astrophysicien. Sur le côté gauche, la cheminée du petit bâtiment distingué par Géraldine Lefebvre laisse échapper un panache de fumée, qui s’élève légèrement vers la droite. Autrement dit, ce matin-là, le vent soufflait de l’est. » Il ne nous restait plus que deux dates : le 13 novembre 1872, à 7 h 35, et le 25 janvier 1873, à 8 h 05 « , poursuit Olson. Pour les historiens, la conclusion devenait élémentaire. » L’hypothèse du printemps 1873 étant écartée, il n’y avait plus aucune raison de remettre en cause la datation de l’artiste « , tranche Géraldine Lefebvre. L’un des grands mystères de l’histoire de la peinture venait de prendre fin.
Nathaniel Herzberg
à voir » Impression, soleil levant. L’histoire vraie du chef-d’œuvre de Claude Monet « Musée Marmottan, 2, rue Louis-Boilly, Paris 16e. Tél. : 01-44-96-50-33. Du mardi au dimanche, de 10 heures à 18 heures ; jeudi, jusqu’à 20 heures. Entrée : de 5 € à 10 €. Jusqu’au 18 janvier. www.marmottan.frCatalogue sousla direction de Dominique Lobsteinet Marianne Mathieu (Hazan, 256 p., 35 €).
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