Une triple alternative Qu’il écrive des mélodies ou qu’il compose sur un livret d’opéra, le musicien se voit généralement confronté à trois types d’attitudes dans le rapport que sa musique établira au texte :
- le mot asservit sa musique. Le compositeur renonce à la primauté du son. La force du texte s’impose à lui.
- La musique recouvre les mots. Le texte est comme une table qui serait totalement dissimulée par une grande nappe et réduite au rôle de simple support au couvert musical.
- La musique met le mot à nu. Elle féconde les mots pour les transmuer en voix : elle les fait chanter. Car le chant, libérant la parole de sa fonction agissante, instaure la gratuité du mot, son « inutilité » fonctionnelle. La musique devient ici l’instrument de cette libération : on ne parle plus pour agir lorsque l’on chante ; on parle pour faire « chanter » les mots, pour en révéler toute la force poétique et la richesse polysémique, sources de sensations.
Une émotion intacte Le mot se met alors à vibrer au son de la voix, mis à nu par la musique, caressé, secoué, torturé par elle afin qu’il avoue ce qu’il a à nous dire, à nous auditeurs qui passons notre temps à recomposer la musique que le compositeur nous propose. C’est bien pour cela que certaines mélodies, de concert ou d’opéra, nous émeuvent tant et conservent intacte, par delà les modes et bouleversements esthétiques, la faculté de tétaniser une salle entière d’auditeurs avertis ou blasés par la connaissance que procure les écoutes successives d’une même œuvre. Cette jeunesse éternelle, propre aux chefs d’œuvre lyriques, provient du fait que chaque interprétation est une recréation, y compris lorsqu’il s’agit d’un même interprète, d’une représentation à l’autre. Des mots fragiles Le propre du chant est d’utiliser l’instrument le plus fragile qui soit : la voix humaine. Mais il est aussi le plus variable, donc le plus riche. Chaque parole chantée résulte d’une alchimie complexe mêlant les spécificités vocales de l’interprète, justesse de on interprétation par rapport aux intentions des auteurs (du texte et de la musique), ses capacités physiques et psychologiques du moment, etc. Il faut aussi faire intervenir la composition du public, « l’ambiance » de la salle si déterminante, en bien comme en mal. Les plus grands chanteurs en ont fait, au moins une fois dans leur carrière, la cuisante expérience. Des mots qui relient Le chant tisse des liens invisibles entre les différents protagonistes : entre le chanteur et le public, entre le compositeur et son interprète, entre le texte et la musique (= la prosodie), etc. Ces liens permettent à la magie du chant d’opérer, dans les meilleurs des cas sinon le « courant ne passe pas » et l’on s’ennuie ferme. C’est d’autant plus gênant que la dimension collective du public des salles d’opéra tend à décupler les émotions, malaises y compris. Personne ne se sent alors responsable puisque tout le monde l’est : chanteur, orchestre, chef d’orchestre, scénographe et…public. Des mots artificiels Le chant est un art ; il est donc avant tout un artifice, fruit du génie créatif de certains artistes. Mais c’est un artifice de circonstances. Une même aria peut exalter ici et laisser de marbre ailleurs. Et tout le talent du chanteur n’y pourra rien. La nécessaire communion entre le chanteur et les auditeurs, condition essentielle à la réalisation de l’artifice lyrique, ne pourra pas toujours se faire. Des mots incertains Cette incertitude permanente, cette remise en cause perpétuelle confèrent au chant une dimension profondément humaine. Le même mot chanté se colorera d’émotions et de significations variées selon les musiques et les voix qui l’envelopperont, avec toute la dose d’incertitude, quant à la réussite des intentions des auteurs et des interprètes, propre à toute prestation en public conjuguée à la fragilité de la voix humaine. Seule la voix est capable d’engendrer de vives émotions et de susciter des réactions parfois outrancières. On connaît les scandales multiples qui ponctuèrent la création d’opéras plus ou moins célèbres ou la carrière d’artistes lyriques renommés. Rares sont les équivalents en musique purement instrumentale. Le scandale qui entoura la création du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky ne fut pas imputable à la musique, qui triompha immédiatement après en version de concert mais à l’argument du ballet, jugé trop « barbare » (le sacrifice d’une jeune fille aux forces printanières) et à la chorégraphie, jugée trop lascive. Ce fait prouve que la musique n’était pas en cause dans la violence des réactions d’une partie du public du Théâtre des Champs-Elysées, ce soir de l’année 1913, mais bien le ballet. Des mots exacerbés La psychologie cognitive le sait bien : la musique permet de mieux mémoriser un texte et l’on se rappelle souvent des paroles par la musique, et non le contraire. En amplifiant ou en modifiant l’articulation de la parole par un rythme qui échappe à la simple élocution, la musique transforme les mots. Ceux-ci acquièrent une vibration nouvelle et singulière qui peut révéler des sentiments et émotions étrangers à la parole normale. De plus, l’enveloppe rythmique, harmonique, mélodique et les timbres instrumentaux dégagés par l’orchestre peuvent exacerber leur contenu, explicite ou latent. Le compositeur doit en être conscient et doit pouvoir dompter le texte avant d’y surimposer son propre discours musical, et ceci, quelle que soit la qualité dudit texte. Des mots puissants Le pouvoir de la musique sur les mots est tel qu’il a pu inscrire certaines œuvres lyriques au fronton de l’Histoire. Ainsi l’air fameux « Amour sacré de la patrie » enflamma à un tel point le public bruxellois du Théâtre de la Monnaie lors d’une représentation de l’opéra La Muette de Portici du compositeur français E.F.Auber, un soir de l’année 1831, qu’il provoqua des mouvements de foule dans toute la ville, amorçant la révolution qui aboutit à l’indépendance de la Belgique (occupée par les troupes néerlandaises) en l’espace de quelques jours. Cette anecdote mise à part, le compositeur de musique vocale sait quels effets il pourra produire sur l’auditeur. La musique, art du partage par excellence, permet aux mots, portés par une voix de chair, de s’adresser à l’intimité de chacun. Son travail implique également l’auteur du texte qui peut très bien ne pas se reconnaître dans la façon dont le musicien aura adapté son discours. D’où les réticences de certains hommes de lettres à voir leurs œuvres mis en musique. Ils savent bien qu’en introduisant un second discours, musical celui là, le compositeur risque d’altérer l’intelligence du leur voire, de le défigurer. C’est pourquoi le compositeur doit humblement avoir peur de la puissance que son art confèrera aux mots qu’il choisit d’adapter afin de mieux les appréhender. Cette appréhension sera la condition préalable à leur sublimation par la musique.