(Yves Rinaldi, rédacteur invité est l’auteur de cette chronique)
Tosca va prochainement être donnée à l’Opéra de Paris Bastille.
On ne peut que s’en réjouir, même si l’actuel directeur, Gérard Mortier, n’a jamais caché son aversion pour le vérisme. Mais Tosca figure parmi les plus grands chefs d’œuvres de l’art lyrique. C’est, de ce fait, un monument incontournable des programmations. Créé au Teatro Costanzi de Rome, le 14 janvier 1900, sous la direction de Toscanini, l’opéra de Puccini suscita une réaction déroutée de la part du public et aussi de la critique, tant l’œuvre rompait avec la formule qui avait assuré à son auteur une place de premier ordre dans l’opéra européen avec Manon (1893) et surtout La Bohême (1896), laquelle, aprês un démarrage raté, était en train de conquérir triomphalement toutes les scênes du monde. Ce que l’on sait moins, c’est que la genêse de Tosca fut d’emblée marquée sous le sceau du conflit et des tensions entre le compositeur et ses librettistes Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, tous deux auteurs du texte de La Bohême.
Puccini avait la fà¢cheuse manie, partagée du reste par maints compositeurs d’opéras, d’imposer ses vues sur le livret, d’en faire modifier des pans entiers voire même de faire écrire les textes de certaines arias sur des musiques déjà composées, ce qui ne manquait pas de provoquer des échanges houleux avec les librettistes, tout cela par éditeur interposé, Giulio Ricordi en l’occurrence.
Une correspondance abondante illustre bien ce fait, pas nouveau, puisque Francesco Maria Piave avait du lui aussi subir les remontrances et reproches nourris adressés par l’autre géant de l’opéra italien, Giuseppe Verdi. Leur collaboration n’en fut pas moins fructueuse et vouée à la postérité que l’on sait. Mais la genêse de Tosca représente une phase paroxystique du conflit entre revendication légitime à la dignité littéraire de la part des librettistes et soumission du texte aux impératifs de la prosodie lyrique et surtout à la dramaturgie. Lorsque Puccini, três peu de temps aprês la création de La Bohême, informa l’éditeur Giulio Ricordi de son intention de composer un opéra d’aprês la piêce « Tosca » du dramaturge français Victorien Sardou, il se heurta à une vive opposition de Giuseppe Giacosa, auteur dramatique reconnu en son temps et dont les piêces continuent d’être représentées aujourd’hui. Ce n’était pas le manque de qualité littéraire de l’œuvre qui était en cause, Sarah Bernhardt en avait assuré la création parisienne, mais son inadéquation à la transposition lyrique.
Même si Giacosa reconnaissait à la piêce de Sardou une concision et une clarté de l’action dramatique, il jugeait qu’on ne pouvait en tirer aucun moment de poésie, de recueillement et d’intimité, registres dans lesquels excellaient les librettistes de Puccini et qui avaient également conféré à La Bohême sa singuliêre beauté, en marge des situations pittoresques propres au vérisme. Cette singularité poétique, notamment illustrée par le magnifique duo d’amour entre Rodolfo et Mimi au premier acte de La Bohême, avait contribué à donner ses lettres de noblesse à un genre menacé de sombrer dans le démonstratif et la vulgarité et à assurer le succês de l’œuvre dans le monde. Giacosa en avait conscience et craignait que le choix d’une intrigue trop centrée sur l’action et les coups de théà¢tre ne constitue une régression par rapport à La Bohême.
La lutte entre poésie intimiste et coups de timbales était engagée. Le refus initial de Giacosa relevait aussi d’une revendication stylistique des écrivains italiens de l’époque. En effet, aprês presque un siêcle de sommeil littéraire, l’Italie aspirait légitimement à prendre le train de la modernité, déjà en marche dans le nord de l’Europe et en France. Le théà¢tre symboliste et ses non-dits s’imposaient comme fer de lance du renouveau théà¢tral, à l’opposé des situations trop pragmatiques du vérisme, genre qui, déjà , s’essoufflait. Le Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck, sur l’adaptation duquel Debussy travaillait depuis 1892, connaissait un succês international et Giacosa ne l’ignorait pas. Giacosa voulait créer un climat scénique proche de celui des piêces d’Ibsen en mettant l’accent sur la psychologie des personnages, refusant au compositeur toute possibilité de se livrer à de grands débordements lyriques propices à d’exaspérantes démonstrations de prouesses vocales de la part de ténors à la voix de stentors. En cela, Giacosa soupçonnait Puccini de vouloir céder à la facilité propre au bel canto : écraser le texte sous le sensationnalisme lyrique.
Giacosa envisageait un dialogue d’égal à égal avec la musique, conception bien éloignée, semble-t-il, à cette époque, des préoccupations du compositeur. Mais c’était bien mal connaître Puccini et son extraordinaire capacité à se remettre constamment en cause. Confronté aux critiques acerbes de Giacosa qui, pressé par l’éditeur Giulio Ricordi, dut finalement s’exécuter et composer un livret avec son comparse Illica d’aprês la piêce de Sardou, Puccini comprit qu’il ne pouvait se contenter d’exploiter les procédés stylistiques qui avaient fait le succês de La Bohême et entreprit un travail de renouvellement stylistique en adéquation avec la singularité de la piêce.
Peu de compositeurs au faîte de la gloire eurent, avant lui, le courage d’une telle remise en question. Le résultat surprit tout le monde, Giacosa le premier.
En effet, Puccini poussa la logique dramatique de l’œuvre encore plus loin que ne l’envisageait Giacosa lui-même en adoptant le principe de la continuité musicale, empruntée au Wagnérisme, mais en l’adaptant à l’atmosphêre sulfureuse du drame de Sardou. Il renonça à la découpe habituelle en arias de haute volée reliées entre elles par des scênes pittoresques pour confèrer à la musique une véritable dimension dramatique de bout en bout, les leitmotivs distribués entre l’orchestre et les chanteurs formant l’architecture complexe de l’œuvre, sans jamais tomber dans la répétition fastidieuse ni l’indigence.
Tout comme pour Pelléas et Mélisande deux ans plus tard, la partition fut difficilement reçue par les musiciens de l’orchestre et les répétitions furent houleuses. Il fallu toute l’autorité d’un Toscanini, comme celle d’un Messager, plus tard, pour l’œuvre de Debussy, pour faire triompher le génie du compositeur. La réaction du public fut révélatrice du trouble que suscita l’opéra lors de sa création, en 1900. Il bissa la courte aria du ténor intitulée « recondita harmonia » au premier acte, ainsi que la célêbre « priêre de la Tosca » (« vissi d’arte, vissi d’amore ») au deuxiême, seul moment lumineux dans un acte à l’atmosphêre particuliêrement sombre et apparemment chaotique et enfin salua bruyamment les effusions du héros tragique Cavaradossi, à l’aube du jour de son exécution avec l’air célêbre « e lucevan le stelle » au troisiême acte.
Mais, ces trois arias exceptées, le public ne comprit rien à ce qui se déroulait devant ses yeux, dérouté par un discours musical três serré ou les motifs s’enchevêtrent dans une architecture complexe, par la fulgurance des échanges vocaux avec un orchestre d’une puissance et d’une expressivité rarement atteintes jusque là .
Le public tout comme la critique semblêrent aussi décontenancés par une tension dramatique croissante confinant au malaise avec notamment l’incursion de chants religieux entonnés par le choeur ou le personnage du sacristain, dés le début du premier acte. Dans l’Italie profondément religieuse de ce début de XXe siêcle, la complicité affichée dans l’intrigue par le clergé romain avec le pouvoir dictatorial du Baron Scarpia contre les idées progressistes d’un Bonaparte – l’action se déroulant au moment de l’invasion des troupes françaises en Italie – fit grincer les dents. De plus, Puccini n’hésita pas à user de la répétition de certains motifs musicaux, comme le rythme lancinant de la marche qui accompagne le peloton d’exécution du troisiême acte, pour soumettre l’atmosphêre de l’œuvre à la seule ontologie qui soit – le drame et lui seul – rappelant ainsi à tout le monde musical de l’époque une vérité premiêre que les artifices du vérisme avaient occultée.
Il mettait un terme au conflit qui l’opposait avec Giacosa depuis quatre ans avec maestria puisque texte et musique ne faisaient désormais plus qu’un. Lors de sa création parisienne, Tosca fut l’objet d’une regrettable cabale ourdie par Debussy, accusant Puccini de faire sombrer la musique dans la vulgarité la plus sordide et de céder aux sirênes du succês commercial (déjà !).
Pourtant, le génial compositeur de Pelléas aurait bien du se rendre compte que son collêgue italien oeuvrait dans un sens similaire au sien, tout en utilisant des procédés musicaux différents, celui de la renaissance du génie dramatique de l’opéra. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Tosca amorçait en 1900 cette révolution stylistique si bien incarnée par le chef d’œuvre lyrique de Debussy, créé deux ans plus tard à l’Opéra Comique de Paris.
Tosca victime de la grève des machinistes de Bastille : cet opéra n’en finit pas de susciter, bien malgré lui, des conflits…..
Bel article, merci, Yves!