Quel qu'en soit l'époque ou le style, la musique de jazz reste singulière et reconnaissable entre toutes[1] par ses couleurs harmoniques particulières, ses formes, enfin par le jeu instrumental.
L'harmonie du jazz a évolué comme celle de la musique classique mais en un seul siècle, dans un grand coup d'accélérateur de l'histoire, comme le montre le tableau récapitulatif ci-dessous:
Tableau récapitulatif
Période
Référents
Harmonie
Jeu instrumental
1865-1917
Racines du Jazz: Cake-walk, ragtime, jigs, piano gigues
Emancipation et misère des noirs, marche vers les villes du Nord. Scott Joplin, Tony Jackson, Jelly Roll Morton, et... Satie, Milhaud, Weill ...
Musique tonale classique, écrite, en accompagnement du rag. Forme type couplet-refrain avec introduction 4 "strains" (variations) de seize mesures 3e partie appelée trio, plus complexe et modulante.
Orchestre de cuivre (instruments militaires). Jeu de piano syncopé alternant basses et accords plaqués très régulièrement, avec la main droite jouant "devant", évoluant vers le style "stride"(1). Très peu d'improvisation.
1917-26
1917, naissance "officielle" du Jazz New Orleans ("Old Style")
Jeu simple et bien posé dans une mesure à deux temps (two beats): le 1er temps marqué par le cornet et le trombone, le 2d (afterbeat),accentué par la section rythmique.
Improvisation collective au plus près des thèmes: le trompettiste ou cornettiste énonce le thème et conduit l’ensemble, le clarinettiste dessine des broderies, le tromboniste établit des lignes de basses puissantes et amples. L’usage du solo ne se répandra que petit à petit.
1927-34
Jazz Préclassique
Armstrong, Earl Hines, Kid Ory
Jeu ramassé et carré, note attaquée avec beaucoup d'intensité expressive. Répertoire, harmonie tonale et rythme relèvent du Old Style.
Premières improvisations semblables à celle de la "musique savante"(Armstrong) Chorus structuré comme un choral de Bach avec carrure rigoureuse; harmonie cadencielle précise, ornementation mélodique qui s’apparentent au baroque expressionniste.
1935-44
Période classique: Période "Swing", "Mainstream", (Middle Jazz)
Big Bands: Duke Ellington, Fletcher Henderson, Count Basie, Benny Goodman - Coleman Hawkins, Lester Young- Fats Waller-Django Reinhardt, Charlie Christian, E Garner.
Le jazz commence à devenir une musique écrite et le rôle de l’arrangeur prend de plus en plus d’importance au service du big band ou d’un soliste. Le swing caractérise ce style.
Improvisations plus libres sur la trame harmonique des mélodies. Recul de la polyphonie spontanée laissant la place aux solistes dans une forme thème solo thème. Phrasé beaucoup plus souple, moins staccato que précédemment.
1945-50
Be-bop
Charlie Parker, Wes Montgomery, Thelonious Monk, Bud Powell, Dizzy Gillespie
En réaction au swing, (trop "grand public"), les boppers, admirateurs de Ravel, Stravinsky, Bartók élaborent une musique savante mélangeant les harmonies sophistiquées avec notes de fonctions supérieures(Powell, Parker) et les échelles modales (Monk).
Développement de la forme thème solo thème, improvisations très techniques: virtuosité "furieuse", ornements sur de grands intervalles, discours mélodiques ponctués de clusters dissonants (Monk), innovations rythmiques avec l'abandon de la pulsation sur la grosse caisse (K.Clarke).
1950-59
Jazz moderne avec:
Evolution du be-bop avec:
Généralisation de l'harmonie modale avec:
1950-69
- Cool jazz
Lester Young,Lee Konitz, Stan Getz, Miles Davis, John Coltrane, Dizzy Gillespie, Quincy Jones,Chet Baker, Paul Desmond, Barney Wilen, Martial Solal, Bill Evans, Chick Corea, Paul Bley, Mc Coy Tiner, G.Peacock, K. Jareith - Son E.C.M.:-)
Importance des arrangements contrapuntiques (Gerry Mulligan, Gil Evans),ou des séquences harmoniques répétitives, pédales et ostinato. Abandon du système tonal , utilisation des échelles modales, recherche timbres nouveaux: saxo bariton, hautbois, cor, tuba, abandon du piano (G Mulligan)
"Contrepoint improvisé"(Miles Davis), arrangements se bornant à suggérer un mode afin d’offrir aux solistes le plus large espace d'improvisation possible (Gil Evans), renouvellement du jeu en trio (Bill Evans), improvisation très fluide (M Davis), très longue (J Coltrane), moins d'ornements (vibrato discret et rythmique de Miles Davis ou Lee Konitz), décontraction rythmique (Tony William, S.LaFaro).
1960-70
- Hard Bop (ou "funk jazz")
Clifford Brown, Kenny Burrel, Art Blakey, C. Mingus, Ray Charles, Jimmy Smith, Cannonball Adderley, Markus Miller
Les harmonies complexes du bop se mêlent à celles, plus modales du blues traditionnel (accords majeurs avec septième mineure) et au gospel (séquences plagales d’accords)
Puissants breaks et solos de batterie avec ruptures et tempo cahoteux (Art Blakey).
1960-70
- Free Jazz et improvisation expérimentale
Ornette Coleman, Cecil Taylor, Eric Dolphy - En France: Michel Portal, Bernard Lubat, Anthony Braxton, Steve Lacy, Archie Shepp, Sun Ra
approche bruitiste, clusters, processus aléatoires chers à John Cage, déstructuration de l'harmonie et du rythme.
Trompette (leader) ou trombone structurent l'Improvisation collective, face au saxophone. Les frontières entre free jazz et la musique d’avant-garde s’estompent: même recherche de langage entre un Anthony Braxton et un Berio, entre un Luc Ferrari et Sun Ra ou Archie Shepp.
1968
Arrivée de l'instrumentation électrique - Jazz-Rock ou Jazz-Fusion
Joe Zawinul, Jean-Luc Ponty, Jaco Pastorius, Wayne Shorter, John McLaughlin, Chick Corea, Herbie Hancock, Gary Peacock, Charlie Haden, Gary Burton, Toots Thielemans, Ralph Towner, Dave Holland.
Les conceptions harmoniques s’élargissent avec de nombreuses extensions d’accords, ou au contraire se resserrent (jeu modal du funk). Approche contrapuntique, notes mortes et glissandos expressifs, "répétition-mutation" sur les patterns d’accompagnement (J Pastorius)
Vélocité et virtuosité des solistes (John McLaughlin), arrangements très "écrits" (W Shorter), recherche du climat, utilisation des timbres électriques et effets: Fender Rhodes et synthés (Weather Report,Chick Corea ), pédale wa wa (2), enregistrement multipiste en rerecording (3), innovation sur la basse avec le "slap" (Stanley Clarke (4) ou Jaco Pastorius (basse sans frette, )
1975-90
- World Jazz
Pat Metheny, Jan Garbarek, John Surman, Mike Brecker,, Bireli Lagrene, Steve Coleman, Richard Galliano, Alain Jean-Marie, Louis Sclavis Khalil Chahine,Didier Squiban, Anouar Brahem, Tri Yann
Influence des musiques Soul, Trans, ambient, musiques du monde modales (thibetaine, celtique, berbère, argentine, caraibe,africaine) . Le jazz de studio, très "écrit" prend le pas sur le jazz de scène, plus extraverti.
Sophistication harmonique, long récitatif et recherche du "beau son" acoustique: piano, saxo soprano, guitare sèche, harmonica, luth, oud… et samplers.
1980-?
- Trip hop jazz, acid jazz, drums 'n bass, free style, …
Lee Ritenour, Portishead, Richard D. James, Saint-Germain
Influence prédominante des styles techno, funk, hip hop, house, ambient, etc. Primauté du rythme (beat electronique)
Omniprésence des synthétiseurs et sons samplés (plus rarement guitare) dans une musique "programmée" (plus que jouée) jusque sur scène
(Fig. 1) Les styles du jazz: harmonies, jeu instrumental
(1) Harlem stride: Style de jeu pianistique où la main gauche alterne la basse sur les temps impairs et les accords sur les temps pairs pendant que la main droite improvise des lignes mélodiques ou des accords. L'effet est une sorte d'imitation de l'orchestre avec un seul instrument (style " trompette" d'Earl Hines).
(2) Sourdine utilisée par certains instruments à vent (trompette, trombone), qui change le timbre de l'instrument de manière dynamique. Désigne également une pédale qui se branche entre la guitare électrique et l'amplificateur et qui n'est autre qu'un potentiomètre de tonalité actionné par le pied. Très utilisé par les musiques noires comme le funk ou la pop music (Jimi Hendrix).
(3) Patterns: modèle, forme, structure, élément musical formant une trame qui se répète (une séquence d'accords, par exemple)
(4) Slap: Jeu du contrebassiste (ou basse électrique) consistant à claquer la corde pour la faire rebondir sur le manche et produire un son percussif.
Jusqu'à l'époque classique, le jazz utilise la syntaxe de l'harmonie tonale (résolution du triton, cadences obligées de type II-V-I), comme la musique populaire.
Dans les formations comptant plus de 4 musiciens, on pratique volontiers la conduite de voix en accords fermés parallèles dans les registres médiums: Dans le principe, chaque note du thème est harmonisée dans un accord dont les notes sont resserrées dans un intervalle vertical d'octave et se déplacent ensemble dans la même direction, au même rythme très vertical, ceci afin de mettre en valeur la mélodie.
Les extensions resserrées créent des dissonances intéressantes de 2de majeure ou mineure. Elles autorisent, voire justifient les écarts harmoniques, les dissonances et autres "fausses notes", créant les tensions qu'une note de passage viendra habilement rattraper, indépendamment de la mélodie.
Dans les années 40-50, les modes majeurs et mineurs sont pimentés par les chromatismes post-debussiens du Be-bop et par la déconstruction de l'harmonie théorisée par G. Russel, avec son Lydian Concept, évolution qui s'accentue jusqu'au jazz modal de l'ère moderne.
Le "Voicing"
C'est le choix des notes dans l'accord.
Dans l'ordre d'importance décroissante, les notes figurant dans l'accord de l'époque classique sont:
La fondamentale : elle figure obligatoirement dans l'accord. En groupe, elle est généralement jouée par la basse, ce qui permet au pianiste de la jouer à contre temps, avant ou après l'accord, ou de la remplacer, par exemple par la 9e.
Les tierces, quinte altérée, et septième: Au moins une, voire deux de ces notes doivent figurer dans l'accord.
La quinte, comme dans l'harmonie classique peut être omise.
Notes de fonctions supérieures et notes ajoutées peuvent également participer à la coloration de l'accord, notamment la 9e dans un accord de 7e.
Doublures: Toutes les notes peuvent être doublées à l'octave, mais de préférence :
(Par ordre décroissant) I, V, IV, II, VI, III, VII.
Disposition des notes
- Renversements: On recherche les "frottements" de notes obtenus en privilégiant par exemple les intervalles de seconde.
- Intervalles: Le style classique (période swing) superpose les tierces. Ensuite, l e style be-bop multiplie les intervalles de quarte, parfois en les renversant ce qui conduit aux clusters dissonants d'un Thélonious Monk. Ou bien il recherche la dissonance dans tel intervalle (9e mineur, par exemple) qu'il adoucit immédiatement en jouant toutes les tierces intermédiaires.
Compte tenu de la moindre clarté des sons dans le bas du spectre sonore, on laisse une quinte, au minimum, entre les voix dans les basses, comme dans la série des harmoniques naturels.
Dans le jazz moderne
A partir de la fin des années 1950, la mode est au modal[2]. Le jazz emprunte au blues, utilise les modes pentatoniques, les séquences harmoniques répétitives, l'ostinato, mais aussi les différents modes du mineur mélodique ascendant (notamment le mode Bartòk, avec sa quarte augmentée et sa septième mineure).
Sans renoncer aux chromatismes, Miles Davis explore les modes naturels (mode Dorien dans So What). Il sera suivi par John Coltrane (Impressions, 1961).
(Fig. 2) Video : So what (quintet de Miles David avec John Coltrane, McCoy Tyner, etc)
(Fig. 3) Video : My Favorite things (John Coltrane quartet)
Le free jazz continue sur cette voie. À partir des années 1970, le jeu modal fait partie intégrante du langage du jazz, jazz rock d'un Herby Hancock (Maiden Voyage) ou jazz funk d'un Marcus Miller.
Dans cette cadence les fondamentales des accords enchaînent deux quintes. Remarquons que le pianiste de jazz exploite beaucoup le cercle des quinte dans ses accompagnements.
La carrure
Le jazz a emprunté aux musiques et danses populaires du 19e s. leur carrure régulière: en règle générale, le nombre de mesures est un multiple de 4.
Par exemple dans une cadence composée du 1er aspec[3] II-V-I , les II et V durent chacun une mesure, quand l'accord de tonique final, I dure une demi-mesure en apportant sa stabilité.
Le swingde la période classique
C'est l'entretien d'un conflit rythmique basé sur l'alternance savante de tensions et détentes obtenue par la combinaison simultanée de plusieurs actions:
- Régularité métronomique du mouvement général. Il est généralement confié à la contrebasse (walking bass).
- Accentuation des temps faibles (after beat). Le batteur ferme du pied les cymbales de la charleston (hit-hat) sur les temps faibles tout en frappant le chabada sur la cymbale ride sur un rythme ternaire.
- Interprétation très souple des croches en ternaire. Le pianiste souligne les harmonies en plaquant des accords syncopés à la main gauche et de l'autre il improvise sur un débit de croches irrégulières, parfois très appuyées, parfois littéralement avalées (ghost notes). Notons l'usage généralisé de la syncope comme signe de ponctuation musical.
Musique modale née au 19e s., synthèse des musiques nègres et de la culture occidentale, le blues a influencé de nombreux genres musicaux, et bien sûr le jazz.
Les blues notes:
Le mode blues se caractérise d'abord (cf. chap.17) par le "frottement" des tierces majeure et mineure de l'accord de tonique ( 1ère blue note), des quintes juste et diminuée (2e blue note) et des 7e (bécarre vers le bas, bémol vers le haut, 3e blue note). La voix du chanteur de blues évolue souvent sur la gamme pentatonique mineure construite sur le sixième degré (SOL mineur pentatonique en SI bémol majeur).
La forme "thème-solo-thème et le jeu en accords "fermés" parallèles des formations de jazz ont forgé un style d'accompagnement très "vertical", à base d'accords plaqués, véritables agrégats harmoniques joués rigoureusement sur les mêmes temps par des musiciens chevronnés, ce qui favorise la sensation d'une musique énergisante. De nombreux exemple existent chez Earl Hines, Fletcher Henderson, Count basie ou Duke Ellington.
Exemple, Jumping at the woodside de Count Basie (new york, 1938)
L'improvisation du soliste
Improviser, c'est parler la musique[5], dans un langage harmonique compréhensible et cohérent pour l'auditeur (même s'il s'y ajoute quelques néologismes…!) Contrairement à ce que l’étymologie donne à penser, improviser, c’est organiser l’imprévu (improvisus), refuser l'improviste, le hasard qui conduit à la cacophonie, au non-sens musical. L’auditeur accepte ce hasard quand il sent que l’artiste "sait de quoi il parle". Le discours musical peut être inédit, mais il reste maîtrisé.
Improviser, c'est aussi imiter, c'est imaginer de nouvelles variations sur un thème, et ce faisant c'est répondre au besoin psychologique de répétition. Les riffs et les enchaînements d'accords qui accompagnent la pensée mélodique de l'improvisateur lui viennent sous les doigts tels des réflexes pavloviens, à l’imitation de motifs sonores appris et mémorisés.
Nous conseillons la lecture de cet article que le Dictionnaire pratique et historique de la musique consacre à l'improvisation, ainsi que ce billet de notre blog (et les commentaires) relatant la leçon de musique que Jean-François Zygel a consacrée à l'improvisation.
La Composition - Exemple[6]: Genèse de Giant Steps de J. Coltrane
John Coltrane a étudié les exercices harmoniques du "Thesaurus of Scales and Melodic Patterns" de Nicolas Slonimskypour s'exercer à la pratique des solos. C'est ainsi que l'on a reconstitué le travail mental qu'il fait en studio le 26 mars 1959 pour passer du pattern N° 646 du recueil aux mesures 8 à 15 de Giant Steps[7]
(Fig.11) Transcription de Giant steps ( J.Coltrane)
Prendre le chorus
Quand le soliste prend le chorus, il improvise sur le thème. Il joue in, quand il joue les notes consonantes "au plus prés" du thème ou de la cadence. Il joue out, quand il arpège les accords en jouant les notes de fonctions supérieures, ou quand il altère l'harmonie par transposition, progressions harmoniques, rupture du tempo, toutes variations qui s'éloignent de la forme thème-solo-thème classique, mais qui se pratiquent maintenant couramment depuis la période be-bop.
Par exemple, Wayne Shorter "fait des variations" dans ses solos en jouant les 9e et 11e de ses accords, plus rarement le 13e degré, alors qu'un Michael Brecker "monte" beaucoup plus haut et joue jusqu'au degré 23 (cf. schéma ci-contre)[8].
(Fig.12) Notes jouées dans les chorus ( Michael Brecker, Wayne Shorter)
Le soliste doit éviter les clichés, les phrases types, et conduire son chorus comme un discours, avec un fil directeur, en ménageant effets et rebondissements.
Pour soutenir l'intérêt de l'auditeur, il conduit l'énergie et la tension musicale dans une progression jusqu'au climax, point cathartique[9] après lequel il pourra préparer sa conclusion et céder la place au soliste suivant.
Ses compagnons l'accompagnent en respectant le rythme, le décompte des mesures, mais aussi en soutenant son discours (répétition des riffs), en soulignant ses effets (batterie).
Le piano de jazz
(à rédiger : Vue historique : Les genres : piano d'orchestre, piano solo, trio, accompagnement de chanteur, Les différents styles : l'accompagnement - la pompe, les clusters du be-bop, le style "trompette" (Earl Hines) + exemples avec Scott Joplin, Jelly Roll Morton, Art Tatum, Thelonious Monk, Bill Evans, Duk Ellington, Dave Brubeck, Herbie Hancock, ....)
Réharmonisation d'un thème standard
Les standards du jazz sont en général harmonisés avec des accords simples, basés sur la fondamentale. C'est un exercice intéressant pour le jazzman que de diversifier cette grille d'accompagnement, de renouveler l'accompagnement d'un thème standard de jazz en trouvant des accords plus originaux, plus personnels que ceux de la grille d'origine.
Quelle méthode utiliser? Nous commencerons par en décrire une traditionnelle, que nous intitulerons "méthode verticale" et que nous appliquerons sur un exemple; puis reprenant le même exemple, nous feront appel aux connaissances de l'harmonie développées dans cet ouvrage pour recommencer l'exercice dans le cadre d'une méthode que nous baptiserons "horizontale", pour la différencier de la précédente.
On dispose au départ d'un thème avec une grille de jazz standard, tel qu'elle résulte du Red Book, par exemple.
Méthode verticale
Voici les opérations à réaliser dans l'ordre:
1 - Identifier la tonalité et les modulations
L'objectif est ici de repérer la tonalité (et donc les changements de cette tonalité) et de reconnaître les accords dans cette tonalité, c'est à dire de déterminer sur quel degré ils sont construits. Pour ce faire :
On recherche le 5e degré (V)dans les accords de septième (le septième de dominante V7 est le seul qui ne change pas, que le mode soit majeur ou mineur), en analysant:
Les accords de 7e en mode majeur et mineur sur les différents degrés
Les accords fabriqués sur le mode mineur harmonique.
On détecte les modulations à partir de l'accord de quinte sur la grille :
La tierce de la dominante est la sensible. Donc en la haussant d'un demi-ton, on détermine la tonique.
Par exemple, l'accord de dominante C7 construit sur le degré V est composé de DO MI SOL Sib. La tierce est MI; c'est la sensible pour la tonalité concernée. En ajoutant un demi ton à MI, on détermine que cette tonalité est FA majeur.
- Dans la tonalité trouvée, on observe les accords qui se situent avant et après notre accord de dominante, pour pouvoir ensuite les repérer dans cette nouvelle tonalité.
Ainsi en tonalité de FA, les accords ont pour degré respectivement : E-b5 => VII , C7 => V , F => I , D-7 => VI
Exemple
Prenons comme exemple la Ballade de Cole Porter "Easy to love" qui a le mérite de moduler, et dont on remarquera que la mélodie n'est "compréhensible" qu'avec sa grille d'accompagnement ci-dessous.
(Fig.13) Easy to love (Cole Porter) Version originale
Le premier accord D-7 peut être considéré comme un accord de 1er degré I , ou comme accord de dominante V. En examinant l'accord suivant, G-7 , on voit qu'ils sont compatibles en tonalité de RE mineur, G-7 étant alors du 4e degré (IV). Pour les mesures suivantes, on regarde si l'on peut conserver cette même tonalité. L'accord D-7 peut être encore en tonalité de RE, mais il peut être aussi accord pivot d'une modulation; donc on ne peut pas tirer de conclusion. L'accord suivant G7 est un accord majeur qui pourrait être un 7e de dominante en DO majeur. Dans ce cas, l'accord précédent D-7 est du 2e degré, en DO mineur, et nous obtenons donc une suite de quinte I-IV-II-V assez classique en jazz.
L'accord suivant Cmaj 7 commencerait-il une nouvelle suite de quintes en DO majeur, la répétition étant un procédé courant en musique? Ceci est vérifié jusqu'à la mesure 7 avec les accords Fmaj7 et E-7. En mesure 8, F7 peut être considéré du 5e degré (accord de dominante) dans la tonalité de Sib.
Tous les accords suivants fonctionnent très bien en DO jusqu'à la mesure 15. D-7 peut être en Sib (III) ou en DO (II). Nous choisirons donc de considérer D-7 comme étant en tonalité de DO, ce qui a le mérite de la simplicité !
Les deux derniers accords de cette phrase musicale doivent former une cadence conclusive (voir Chap.9). En jazz, les cadences conclusives sont souvent des demi-cadences du type II – V ou IV – V. Si le dernier accord A7 est sur le 5e degré, il est en tonalité de RE. Dans ce cas, le précédent dans cette même tonalité est du premier degré, ce qui crée une cadence V - I - V acceptable.
(Fig.14) Easy to love (Cole Porter) Grille de la version originale
Il faut bien noter ici que l'analyse et les choix opérés auraient pu être tout autres. C'est notre "lecture" verticale de la musique qui nous conduit à ces choix de séquences d'accords, mais d'autres lectures verticales sont possibles, et toutes sont également bonnes, dans la mesure ou le résultat harmonique final est acceptable par l'oreille.
2 - La réharmonisation proprement dite
Elle passe par deux étapes : repérer les tonalités voisines de celles que l'on a détecter dans la grille d'origine, pour y trouver des accords qui pourraient se substituer aux accords initiaux, puis procéder à la réharmonisation proprement dite (Observons que cette méthode conduit à considérer uniquement la dimension verticale de l'harmonie).
- Pour repérer les tons voisins, on utilise le cercle des quintes (voir Chap. 1, cycle des quintes)
Par exemple, si les accords de la grille initiale sont en DO majeur (pas d'altérations à la clé), on essaiera les accords ayant le plus de notes communes avec cette tonalité, soit FA majeur (un seul bémol à la clé) ou SOL majeur (un seul dièse à la clé).
Si les accords considérés sont en RE mineur (un bémol à la clé), les tons voisins sont LA mineur (pas d'altérations) ou SOL (deux bémols à la clé).
Nota 1 : il est évident que l'on peut prendre des tonalité plus lointaines ayant moins de notes communes avec la tonalité initiale, mais la recherche d'accords de substitution sera alors plus délicate.
Nota 2 : Le mode majeur ou mineur varie suivant le degré de l'accord dans la gamme.
Ainsi en DO, l'accord basé respectivement sur :
RE (II) est mineur
MI (III) est mineur
FA (IV) est majeur
SOL (V) est majeur (C'est le 7e de dominante; il permet de déterminer la tonalité)
LA (VI) est mineur (c'est le relatif de DO majeur).
- Pour réharmoniser
Il s'agit de construire des cadences (ou plus généralement des séquences d'accords) identiques aux cadences originelle de la grille dans les tons voisins, en sélectionnant parmi les accords possible ceux qui contiennent la note de la mélodie.
Dans l'accord de substitution choisi, cette note peut avoir indifféremment la fonction de tonique (1), tierce (3) quinte (5), septième (7), 9e, 11e ou 13e.
Si l'accord de substitution choisi "ne va pas "avec la mélodie (il ne contient pas la note mélodique), on peut prendre une autre tonalité voisine en respectant le degré de l'accord initial (III min 7, par exemple).
Ne pas oublier d'utiliser quelques propriétés de substitution des accords déjà vues dans les chapitres précédents : II peut être remplacé par IV ou VI (ils contiennent la septième de II)
Exemple : II – V peut se remplacer par IV – V ou VI – V
· On peut tenter aussi d'utiliser la sixte napolitaine (bII majeur) sur II et VI. Rappelons (Cf. Chap.13) que cela consiste à diminuer la fondamentale et la quinte d'un accord mineur d'un demi ton, tout en gardant la tierce de l'accord à la basse (en DO majeur, l'accord se compose de FA REb FA LAb).
Ceci permet de garder les accords d'origine I, IV et V qui affirment la tonalité, tandis que les accords II et VI sont dans des tonalité éloignées (en DO majeur à l'origine, on se retrouve en FA#).
· On peut également remplacer tous les 5e de dominante par des 7e diminué, ou par le 7e de 2e degré diminué, etc.
Reprenons l'exemple de Easy to love.
- Pour faire simple, nous choisissons de réharmoniser les accords dans les gammes relatives des tonalités d'origine.
Les différents accords trouvés précédemment se déclinent donc de la façon suivante :
Pour :
II
V
I
VI
FA
G-7
C7
F
D-7
RE-:
E-7b
A7
D-7
Bb
LA- :
B-7b9
E7
A-7
F
SIb
C-7
F7
Bb
G-
SOL-
A-7
D7
G-
Eb
Nota : il est important de placer la basse en respectant les règles de l'harmonie en matière de mouvement des voix, ce qui nous amène à jouer des accords dans leurs divers renversements (la basse n'est pas nécessairement la fondamentale).
(Fig.15)Easy to love (Cole Porter) Version réharmonisée méthode "verticale"
Méthode horizontale,recherche d'un accompagnement plus horizontal
Nous avons vu que la méthode traditionnelle conduisait à revoir les accords d'une façon exclusivement verticale.
Cette fois, nous reprenons l'exercice en utilisant les règles de conduite des voix en gardant à la fois la vision verticale (harmonique), et la vision horizontale (mélodique).
L'objectif est d'enrichir l'accompagnement avec des accords plus riches, éventuellement plus complexes et de déterminer des mouvements mélodiques des voix qui se superposent à la mélodie principale, en l'accompagnant dans son propre mouvement, dans sa progression comme dans une sorte de contrepoint. Tous les accords trouvés ainsi incorporent évidemment les notes de la ligne mélodique principale, à partir d'un accord premier qu'il faut soigneusement choisir.
Nous nous y sommes modestement essayé dans le troisième exemple ci-après (la phrase finale n'a pas été réharmonisée).
(Fig.16) Easy to love (Cole Porter) Version réharmonisée, version "horizontale"
Et enfin (pour le fun !) voici le même morceau joué à la guitare :
[1] Dire qu'un morceau est "jazzy", c'est en effet le caractériser aux yeux de tous.
[2] Le jazz modal n'est pas vraiment un courant du jazz mais une approche théorique de l’improvisation consistant à "libérer les accords et les fonctions", que Georges Russel a promue dans les années 1950 avec son livre The Lydian Chromatic Concept of Tonal Organization for Improvisation.
[4] Plus rarement le blues comporte 16 ou32 mesures, le plus souvent de forme A-A-B-A.
[5] La création du compositeur à son piano de travail relève non pas de la parole, mais de l'écriture. La création précède l’improvisation: on n'improvise pas une fugue du jour au lendemain, avec la virtuosité nécessaire…
[6] From The Annual Review Of Jazz Studies, article de David Demsey
[7] Travail de "repiquage"? Ecoutons d'abord pour nous faire une opinion!
[8] Jean-Louis Chautemps (saxophoniste français) dixit. Le 23e degré est par convention fixé à une quinte au dessus du 19e, puisque le 21e degré n'est autre que la tonique, à nouveau…
[9] Dans un développement de 8 mesures, le climax se trouverait idéalement vers la 3e ou 4e mesure…