Et si l'on parlait du contrepoint?
____________
Par Jean-Armand Moroni, lundi 6 août 2007.
Naissance et aperçu historique du Contrepoint du IX e siècle à nos jours, ses caractéristiques : intervalles, cadences, couleurs.
« Jean-Armand Moroni, vous êtes intervenu plusieurs fois au sujet du contrepoint, dans les commentaires du blog et du forum des compositeurs, pouvez-nous nous en dire un peu plus à ce sujet ? »
J.A. Moroni: « Oui, bien que certains aspects du « contrepoint » soient déjà bien connus, nous allons essayer de rassembler toutes ces données et de brosser rapidement un tableau historique du contrepoint, et aussi de l’harmonie.»
Le contrepoint est né officiellement au IX e siècle, avec les premiers chants religieux polyphoniques ; c’est-à-dire un siècle après la naissance du chant grégorien, monophonique ; à dire vrai nous ne savons pas grand-chose des traditions antérieures. Charlemagne imposa la musique de l’église romaine contre les traditions locales.
Le contrepoint désigne la vision horizontale de la musique polyphonique, tandis que l’harmonie désigne la vision verticale. Au IX e siècle, il n’est pas question d’harmonie.
Au départ, le contrepoint utilise principalement les mouvements parallèles. Il permet ce qui est considéré à l’époque comme consonance : octave, quinte et quarte.
Encore faut-il ajouter que la pièce commence et finit par un unisson. Ce contrepoint primitif donnera naissance aux altérations, le si bémol et le fa dièse en premiers, nécessaires pour conserver justes les quartes et quintes et rejeter le triton.
On sait que notre système tonal actuel est basé sur la consonance de la tierce . Celle-ci est au départ considérée comme dissonante. L’adoption de la tierce comme consonance viendra d’Angleterre, on l’on pratique au XII e siècle le gymel : un contrepoint en tierce parallèle ou sixte parallèle.
Vient une période intermédiaire, au XIII e siècle, où la tierce est semi-consonante, permise au milieu des phrases mais pas dans les « accords » finaux.
Manuscrit de Bologne du XIIIe s.
On en trouve d’ailleurs une survivance (ou une réinvention ?) à la fin du Requiem de Mozart.
Aux débuts de la polyphonie, on est très loin de la tonalité telle que nous la connaissons aujourd’hui. Les fonctions tonales (tonique, dominante, sous-dominante) n’existent pas, ou plutôt, on trouve des modes dont la dominante est le troisième degré au lieu du cinquième. Les « accords » s’enchaînent de façon surprenante.
Les cadences ne ressemblent en rien à notre cadence parfaite. Au XIV e siècle, on trouve par exemple :
- La cadence la plus répandue : la basse et la mélodie forment une sixte majeure, chaque note bouge d’un degré pour arriver à l’octave.
- La cadence Landini : au lieu d’effectuer degré VII – tonique, la mélodie effectue degré VII – degré VI – tonique. L’effet est déconcertant pour une oreille moderne.
- La « double sensible » : ré – fa# – si devient do – sol – do. Le fa# est une deuxième sensible. L’effet est encore plus surprenant que la cadence Landini.
La prééminence de la tierce va créer le rejet des quintes et quartes à vide, et aussi des quintes ou quartes parallèles, qui soulignent trop ces intervalles. En revanche les anciens mouvements qui conduisent de la tierce à la quinte par déplacement de chaque note d’un degré, ou idem de la sixte à l’octave, perdurent jusqu’à nos jours.
Un autre élément fondateur de la tonalité est le mode de do, devenu notre mode majeur, et le rôle de la sensible (qui n’apparaît que dans les modes de do et fa, avec toutefois une « sensible à l’envers » dans les modes de mi et si). Il y a enfin l’attaque directe (sans préparation) de la septième de dominante, attribuée à Monteverdi. L’intervalle de triton entre la sensible et la septième dans cet accord, est caractéristique de la tonalité, puisque interdit dans le système précédent.
On peut aussi dire qu’une différence importante entre le système tonal actuel et le système du Moyen-Age, est que ce dernier se focalise sur les relations de voix deux à deux, tandis que notre système envisage la consonance ou la dissonance de l’accord entier :
dans la polyphonie primitive, l’analyse se réduit aux consonances des voix deux par deux. Mais c’est une hypothèse qui mériterait d’être confirmée plus en détails par les spécialistes de la musique du Moyen-Age.
Les règles à respecter pour écrire dans le style de l’époque vont souvent être codifiées dans des traités. Paradoxalement, le traité de contrepoint le plus connu est le « Gradus ad Parnassum » de Fux, qui apparaît en 1725,
à l’époque où le contrepoint savant disparaît au profit de la mélodie accompagnée. On doit cependant se souvenir que de nombreux compositeurs du XVIII e siècle vivaient d’une charge de maître de chapelle, pour laquelle ils avaient besoin de savoir écrire en style contrapuntique.
Le contrepoint et l’harmonie vont continuer à s’enrichir, par l’action de Schumann, Wagner, Fauré, Debussy, jusqu’à la rupture que l’on sait par Schoenberg. Cette rupture ne doit d’ailleurs pas masquer les évolutions autres, Milhaud (polytonalité), Hindemith, Bartok…
Un principe de conduite des voix qui est présent dans les systèmes antérieurs au système tonal et qui n’a pas bougé depuis, est que les intervalles larges (majeurs ou augmentés) tendent à augmenter encore, et les intervalles étroits (mineurs ou diminués) tendent à rétrécir.
Si l’on pense à l’arrivée sur l’octave, la Renaissance connaît l’arrivée depuis la sixte majeure (cas très fréquent), mais aussi l’arrivée depuis la sixte augmentée. Ce cas devient, à l’époque classique, caractéristique de l’arrivée sur le degré V.
Le contrepoint et ses mots-clés :
Rien de tel que de choisir des mots-clés pour mieux comprendre un domaine ! Et pour « le contrepoint », dont nous continuons de parler ici, en voici quelques-uns :
Rythme, timbre, hétérophonie, spectre, registre, notes étrangères, théorie de Schenker.
Rythme
On voit souvent le contrepoint sous l’angle des intervalles entre notes, mais il y a aussi l’aspect rythmique. Aux premiers siècles, le contrepoint est purement note contre note ; mais rapidement il va se complexifier, pour arriver à une grande complexité de rythmes à l’époque de Guillaume de Machaut. La syncope est beaucoup pratiquée, mais sera progressivement effacée durant la période baroque, pour à peu près disparaître à l’époque classique… et renaître avec le jazz.
Timbre et Instrumentation
Quant à l’aspect instrumentation et timbre du contrepoint, on sait que, jusqu’à Bach inclus, une voix est confiée à un instrument ou un groupe d’instruments, pour ainsi dire d’un bout à l’autre de la pièce. Les époques classique et romantique vont élargir les possibilités, mais ce n’est qu’à l’époque moderne qu’on trouve les essais véritablement radicaux : par exemple Farben de Schoenberg, ou l’orchestration de l’Art de la Fugue de Bach par Webern (une phrase musicale est découpée entre plusieurs instruments successifs).
Hétérophonie
On dit parfois que la musique occidentale est la seule qui a développé le contrepoint, et aussi les relations de tension – détente dues à l’harmonie. En contrepartie, la musique occidentale exploite peu un procédé appelé hétérophonie (un bon texte sur ce sujet peu connu: ici ) qui consiste en ce que plusieurs instruments ou voix chantent la même mélodie en même temps, mais en l’ornementant différemment.
C’est d’ailleurs contraire au principe de base du contrepoint : deux voix sont soit identiques, soit différentes, et si elles sont différentes on proscrit toute ambiguïté, cf. l’interdiction des octaves parallèles. D’où ma surprise hier de constater que, dans le deuxième mouvement du concerto pour violon de Beethoven, le soliste paraphrase, certes de façon suffisamment éloignée, ce que joue l’orchestre en même temps. On trouve un exemple similaire dans l’un des Quatre derniers lieders de Strauss, où le violon rejoint la soprano à l’unisson, puis la quitte.
Assymétrie des registres
Une autre évolution importante du contrepoint est la perte de symétrie entre le grave et l’aigu. A l’origine, les voix sont à peu près équivalentes ; le thème peut être confié à une voix intermédiaire (le ténor y gagnera son nom). Progressivement la voix supérieure prend le rôle principal, tandis que les autres deviennent accompagnement. A un point que les règles de contrepoint finissent par ne plus s’appliquer aux voix intermédiaires : la perception verticale l’emporte.
Perception auditive et Spectre
Pourquoi l’oreille a-t-elle une perception verticale ?
Il s’agit bien d’une perception spécifique : dans une musique « verticalisée », on reconnaît plus facilement un accord que les notes qui le composent. C’est sans doute dû à la reconnaissance des sons de tous les jours. L’oreille perçoit une suite de sons comme provenant du même objet grâce à leur timbre. Celui-ci n’est qu’une addition de fréquences, un spectre. Un accord n’est qu’une forme de timbre ; d’ailleurs l’ambiguïté est présente dans les sons d’orgue, qui créent des timbres par addition de notes.
L’école spectrale a su tirer partir de cette similarité entre accord et timbre. L’oreille sert aussi à la reconnaissance du langage. La tâche est plus complexe, car la reconnaissance des voyelles dépend de formants, qui ont la particularité de peu bouger avec la fréquence principale (mais néanmoins de changer d’un locuteur à un autre). Les formants sont dans l’aigu, mais la voix parlée a aussi une fréquence principale, qui varie indépendamment. Cette indépendance est-elle à l’origine de la reconnaissance de la polyphonie par l’oreille ? Pour filer la métaphore, on pourrait dire que si l’on chante un texte sans changer de note, on effectue une sorte de pédale, puisque les formants varient tandis que la note la plus grave reste fixe.
Accords, renversements, fondamentales :
L’accord étant un timbre, il est logique que ce soit la note la plus grave qui donne la fondamentale de l’accord.
En harmonie classique cependant, cette note détermine l’accord et son renversement, puisque les autres notes peuvent s’intervertir sans changer la nature de l’accord. Avec l’ajout de notes supplémentaires (7 ème, 9 ème, etc.), l’accord supporte de moins en moins le renversement, et les notes se rangent de plus en plus dans l’ordre. Cette tendance culmine avec Ravel, où la basse détermine presque à elle seule l’accord, et l’on retrouve le même phénomène dans le jazz. Cette rupture de symétrie entre grave et aigu ramène donc l’oreille à une situation plus « naturelle » si l’on peut dire : la note la plus basse donne la fondamentale, les autres notes agissent comme des harmoniques ou formants et donnent le timbre.
Notes étrangères et notes réelles :
Suffisamment parlé du vertical des choses, revenons à l’horizontal. Une caractéristique de la musique est que toutes les notes n’ont pas la même importance. Il y a les appoggiatures et les notes réelles, il y a aussi les broderies, notes de passage, retards, anticipations et échappées. On dira que cela dépend de l’harmonie. Oui et non : dans les mélodies les plus tonales – je pense à Mozart – il n’y a aucune ambiguïté sur le rôle de chaque note. Il est vrai que ce type de mélodie ne supporte qu’une seule harmonisation. Quoi qu’il en soit, ce principe de notes plus importantes que les autres sera largement exploité, notamment dans la forme « thème et variations », l’opéra (ornementation due aux solistes, parfois outrecuidante), et le jazz.
Théorie de Schenker :
Un théoricien du XX e siècle, Schenker, généralise cette idée à l’ensemble d’un morceau : on peut ramener toute une pièce à l’enchaînement I – V – I, par couches successives. L’analyse schenkérienne est controversée, mais je pense qu’elle a au moins un fond de vérité historique : les formes musicales les plus complexes sont nées de l’expansion de danses qui alternaient simplement les degrés I et V.
Nos musiques actuelles : quels revirements, disparitions et tendances ?
A écouter les musiques actuelles, on se rend compte que la sensible disparaît depuis une trentaine d’années, et avec elle le triton de l’accord de septième de dominante. Les pédales de tonique fleurissent, la modalité réapparaît. S’il fallait chercher une raison à ce revirement, elle serait plutôt du côté de la musique traditionnelle, cornemuse et « musiques du monde », que du côté du jazz qui a au contraire explosé par trop de richesse harmonique.
La tierce est-elle encore consonante ? A écouter les quartes parallèles (influence de la guitare ?) et quintes à vides (« power chords » : ici), on se le demande. Alors, êtes-vous prêts pour un grand saut au XIII e siècle ?
© Jean-Armand Moroni
Commentaires
1. Le lundi 13 août 2007 à 21:55, par Jean-Armand
2. Le mercredi 15 août 2007 à 00:17, par jlf
3. Le mercredi 15 août 2007 à 13:03, par SebB
4. Le mercredi 15 août 2007 à 21:47, par Jean-Armand