Chapitre 18 - Les formes de la musique
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On dit que la musique est un art du temps…temps qu'il fait ou temps qui passe?
Question pertinente, car, d'expérience, le compositeur s'agite suivant le temps, plus ou moins vite, plus ou moins longtemps, comme le moulin à vent agite sa mécanique pour produire… du son ![1]
La composition musicale est un processus de traitement d'informations, informations sonores ou écrites. Composer, c'est organiser ce processus en découpant le temps avec les matériaux adéquats d'une façon cohérente qui doit être sensible et intéressante (pour le moins) pour le mélomane. Celui-ci doit:
- Percevoir l'assemblage des timbres, des rythmes, des thèmes mélodiques, de l'harmonie.
- Comprendre l'unité et la forme de l'oeuvre parce qu'elles contribuent à sa qualité et font son originalité.[2]
L'approche systémique utilisée dans les systèmes d'information rend bien compte du processus de création et de structuration de l'œuvre musicale.
Reprenons le schéma formel d'un système avec ses entrées de données (input), ses réglages (conduite de processus), ses règles de transformations (base de données de la conduite du processus) et bien sûr ses sorties (output) :
- Le compositeur utilise crayon, papier à musique ou ordinateur pour entrer des données (1): sons, rythmes, thème mélodique sous forme de notes sur une portée ou grille; cela peut prendre la forme d'une partition papier, d'un fichier midi, ou tout autre support adéquat. Ces données peuvent être aussi le résultat recyclé d'un premier traitement (6), brouillon ou ébauche de partition, par exemple.
- Ces données d'entrée sont ensuite traitées dans le cadre d'un processus de composition (2) par transformation combinatoires.
- Ces transformatoins sont réalisées en fonction des choix créatifs du compositeur (3) d'une façon plus ou moins consciente, contrôlée, parfois de façon aléatoire comme le musicien qui improvise ou au contraire totalement construit et assumé comme dans certaines musiques contemporaines composées sur ordinateur.
- Le processus fonctionne également avec l'application de règles "grammaticales" (4) qui strucure le discours musical, inhérentes au substrat culturel du compositeur. Par exemple, si ce dernier produit de la musique tonale car son oeuvre s'inscrit dans le cadre d'une harmonie classique, le système appiquera les règles de l'harmonie classique. Idem s'il s'agit de la chanson française (bouts rimés), etc..
- En sortie du système (5), de nouvelles données sont émises sous forme d'un document : Partition, fichier informatique (midi par exemple), fichier audio, CDs.
(Fig. 1) Processus de composition
C'est ce traitement, plus ou moins conscient, plus ou moins complexe à toutes ces étapes qui structure la forme de l'œuvre créatrice.
La métrique et l'harmonie constituent classiquement les deux faces de l'analyse de l'oeuvre musicale. Le schéma ci-dessous rend compte de chacune des structures, en allant de bas en haut de l'élément le plus petit vers le plus grand. .
(Fig.2) Les 2 faces métriques et harmoniques de la forme musicale
Définitions :
Le Mouvement, caractéristique de la musique dansée est une des caractéristiques structurantes de base de la musique savante. Certaines œuvres longues sont formées de mouvements successifs (concerti grossi, symphonies, sonates), ou portent le nom de danses (suites). Nous entrerons dans le détal plus loin.
La carrure participe de la compréhension du langage musical. C'est une série de séquences harmoniques juxtaposées qui structure la pièce de musique. Elle est organisée consciemment par le compositeur ou induite par le style de la musique (choix des règles de composition).
La carrure est régulière, "par huit" (carrure "royale" d'un Chopin, d'un Liszt), "par douze" (Blues, Jazz classique) ou irrégulière (Mozart change de carrure en opposant tutti de l'orchestre et soli). Au 20e siècle, elle est généralement asymétrique, avec un étagement des rythmes (Stravinsky).
Deux procédés se sont historiquement conjugués pour structurer la forme musicale.
L'un consiste à répéter systématiquement des fragments mélodiques, à partir d'une forme de base.
Le motif (ou la cellule) est l'élément le plus court, le plus simple, le plus caractéristique de cette forme de base. Sa répétition contribue à donner à l’ensemble son homogénéité.
Ainsi, la répétition du motif composé des notes DO RE, puis RE MI constitue-elle la trame harmonique de cette déliceuse petite pièce pour piano de Debussy :
(Fig.3) Des pas sur la neige (Préludes livre 1, Claude Debussy)
Le motif peut être à la fois mélodique, rythmique ou harmonique, auquel cas les mêmes enchaînements d’accords sont répétés sur des degrés différents de la gamme ou suivant des règles plus complexe, comme dans la série dodécaphonique de quatre fois trois sons ci-contre:
(Fig.4) Série dodécaphonique - Webern, Concerto op. 24
Dans le système tonal, la pièce ainsi formée se termine habituellement par un accord de tonique, une cadence conclusive, ou par un ponctuation sonore ou rythmique forte qui conclue le discours musical, et l'isole. On obtient ainsi une forme fermée.
Exemples: le menuet, la chanson à couplets et refrain ou la forme A-A-B-A du blues en 12 mesures.
L'autre procédé a son origine dans les chants grégoriens.
Il consiste à affirmer la permanence des mêmes intervalles mélodiques, harmoniques ou rythmiques ou des mêmes mélismes[3]. Il conduit à des formes plus ouvertes, avec l'énoncé d'un thème. Le plus souvent mélodique, le thème est conçu pour fournir matière à des variations.
Notons que thème et variations constituent le coeur de la pièce musicale et donnent matière à des formes ouvertes qui peuvent s'intégrer dans des formes fermées. C'est pourquoi cette 2e approche a donné les formes les plus classiques de la musique occidentale, formes mélodiques (fugue, sonate, etc. d'un Bach ou d'un Bartók), rythmique (Sarabande d'un Dutilleux), ou la forme "thème-solo-thème" du jazz classique. Elle constitue également une forme en soi, il suffit de dénombrer les "variations sur un thème de..." qui composent la littérature musicale.
Variations ou développements sont obtenus par des modifications harmoniques: modulations, transpositions, contraction et répétition des motifs caractéristiques du thème, allongement du thème par la répétition de certaines notes, etc. Entrons plus concrètement dans le détail.
Au départ, il faut une idée, un thème ou un motif. Concrètement comment exploiter cette idée, comment écrire de 5 à 20 mn de musique?
Répéter le thème ou le motif, les juxtaposer est une première solution.
Pour éviter la monotonie, cette musique joue sur des vitesses, des lenteurs, des différenciations fortes ou une répétition complexe, elle joue des contrastes, souligne les lignes de force du thème, utilise des systèmes d'accentuation du son en faisant intervenir les instruments en solo ou par groupe homogène; elle transpose le thème à la tierce, à la quinte, le translate vers le grave ou vers l'aigu par des marches harmoniques.
Avec ces seules techniques utilisées avec talent et créativité, Janacek fait des merveilles, comme il le démontre, par exemple dans sa Sinfonietta:
(Fig.5) Extrait de Sinfonietta (Janacek)
Remarquons que c'est la qualité exceptionnelle de l'orchestration de Janacek qui fait l'intérêt et l'originalité de cette pièce, avec ces sons surgissant purs avec leur propres personnalités et toute leur puissance, loin des masses soigneusement réparties de l'orchestre romantique allemand d'un Brahms (voir infra, Fig.9) ou des oeuvres sophistiquées de ses contemporains, tels Ravel ou Stravinsky.
Varier l'écriture du thème ou du motif en construisant son évolution, sa métamorphose par des opérations "d'extension" ou de "condensation", en aménager les transitions, voilà une solution plus complexe, mais plus riche de potentialités; c'est celle que prone notamment un Schoenberg dans son traité d'harmonie.
Concrètement on décide d'un principe d'écriture, et l'on va l'appliquer de diverses manières.
Par exemple:
- on juxtapose au thème des basses en valeurs brèves, comme le fait Bach dans ses chorals joué à l'orgue.
- on juxtapose plusieurs voix à des rythme différents.
Au fil du temps, ce procédé va s'enrichir :
A l'époque de Bach, l'organise précédait et suivait les chœurs à 4 voix.
Bach compose des chorals, pièces dans lesquels:
- La main droite joue la mélodie (le choral proprement dit)
- Le pédalier joue des croches régulières qui marque le rythme
- La main gauche fait un ruban de croches plus rapides.
- On varie le thème lui-même, avec toutes les ornementations connues et utilisées à l'époque par les organistes.
Notons dans ce registre que le contrepoint sur un thème donné est une forme de variation.
Au XVIIIe siècle apparaissent les variations de caractère. Elles sont légères, gracieuses, martiales, attristées (en mineur), joyeuses ou brillantes comme dans le style galant. C'est un long rubato de double croches qui se superpose au thème. Le thème lui-même est "l'air du temps", emprunté à l'opéra en Allemagne, ou aux chansons populaires en France.
C'est cette mode qui nous vaut le fameux "Ah vous dirais-je maman" composé à Paris par Mozart, avec des paroles qui étaient à l'époque assez équivoques.
Avec le mouvement du Sturm und Drang et la musique romantique, on conjugue les variations à partir d'une grille harmonique sur une carrure régulière (huit mesures chez Mozart) avec des alternances entre les divers instruments.
Mozart dans le concerto en RE mineur N° 20, fait jouer le thème et ses variations par l'orchestre seul d'abord, avec une reprise par le piano seul, avant que les cuivres et le reste de l'orchestre jouent ensemble, chacun accompagnant l'autre à tour de rôle.
Notons que pour rompre la monotonie qui pourrait résulter de l'application de ce seul principe de variation, Mozart fait intervenir plusieurs groupes d'instruments, cordes, bois, cuivres qui créent le contraste; Il multiplie également les ornementations sur la grille d'accords, le tout restant néammoins dans la même tonalité.
(Fig.6) Concerto N° 20, 1er mouvement (extrait) de Mozart
Haydn et le pre-romantisme compliquent encore les choses en composant des variations avec deux thèmes à la fois.
Pour Beethoven, le thème peut ne plus exister en tant que tel, seul subsiste la grille harmonique (grille d'accords). Il se contente alors de jouer toutes les notes de l'accord, comme le jazzman le fait aujourd'hui en improvisant sur sa grille. Par ailleurs Beethoven affirme fortement les variations de caractère, en bon romantique. Exemple, la Sonate Pathétique ou l'Appasionnata.
Par la suite, ce travail sur la grille harmonique se généralise pour constituer le processus de composition de la musique "savante".
Mendelssohn dans ses Variations sérieuses travaille sur le thème à partir de la structure des accords, un peu à la manière de Bach.
Dans l'extrait ci-dessous, chaque variation alterne le thème joué en majeur puis en mineur, avec une métrique et dans des tempos très différenciés, mélant la douceur et les élans romantiques aux fulgurances d'une très grande virtuosité.
(Fig.7) Variations sérieuses (extrait) de Mendelssohn
Schubert fait de même dans La jeune fille et la mort.
Brahms porte à l'art de la variation une prédilection toute particulière comme en témoignent ces deux exemples:
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Les 24 variations sur le 24e caprice de Paganini (thème basé sur une marche de quintes) en appliquant les trois principes, alternance, difficulté de jeu croissante, forme ABA (mineur, majeur, mineur) tout en gardant la structure et la grille d'accords initiales.
(Fig.8) Variations sur le thème du 24e caprice de Paganini.
-
Les Variations sur un thème de Haydn : à un Andante qui introduit le thème succède 8 variations et un final en forme de passacaille (voir définition plus loin). Dans l'extrait ci-dessous, il s'agit de variations de caractère, tour à tour majestueuse (thème d'origine), martiale et gaie, puis tendre et romantique (passacaille)
(Fig.9) Variations sur un thème de Haydn
Le thème d'origine A est exposé deux fois par l'orchestre en Sib; puis il est repris à la quinte B, dans une forme qui se répète : AABAB…Les variations portent d'abord simplement sur le volume de l'orchestre. Par la suite elles se développent en variant rythme, orchestration, harmonie… magnifiques!
Pour maîtriser la complexité du discours musical, des règles de composition ont été élaborées et codifiées au 19e siècle, à des fins d'enseignement. Nous examinons ces "formes d’école".
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Les formes anciennes : suite, passacaille, chacone
La suite[4]
Cette forme enchaîne les rythmes et la structure des danses de cour des 16e, 17e et 18e siècle dans la même tonalité (majeure ou mineure) en alternant rythmes et tempo. D'abord uniquement instrumentale (luth, puis clavecin baroque), elle devient orchestrale au 17e siècle.
C'est par définition une suite de formes fermées à l'exception notable du Prélude. Ce dernier est une forme ouverte sans mesure qui trouve sa place avant les danses, dés le 16e siècle. Il permet au luthiste d'improviser et de se mettre "dans la cadence"[5]. Il préfigure les Ouvertures solennelles d'un Lully, au 17e siècle, pièce en 3 mouvements avec introduction ("lent et pointé"), allegro ("vif et fugué") et reprise ou bien la sinfonia italienne de la même époque, qui a la même structure.
Le tableau (ci-après) présente les principales danses qui, du début du 16e jusqu'au milieu de 18e siècle ont caractérisé la Suite, en tant que forme musicale[6].
Danse |
Période |
Structure |
Rythme |
Mouvement |
Ordre |
Observations |
Pavane |
16e-17e |
simple |
2/4 ou 4/4 (ou 03/4?) |
lent et majestueux |
après le prélude |
Ravel l'a fait redécouvrir |
Gaillarde |
16e-17e |
simple |
3/4 |
modéré |
après la pavane |
|
Allemande |
16e-18e |
cf. (1) |
4/4 |
lent et majestueux |
après le prélude |
cf. (1) |
Courante |
16e-17e |
cf. (2) |
3/2 alternant avec 6/4 |
modéré |
après l'allemande |
parfois thème de l'allemande |
Sarabande |
16e-17e |
cf. (3) |
3/8 |
lent et grave (temps fort puis temps faible) |
après danse rapide |
cf.. Dutilleux Nota: La "folle" sarabande d'Espagne a disparu dès le 16e s. |
Gavotte |
16e-17e |
cf. (4) |
2/2 |
modéré |
suit la sarabande |
Bach, Rameau |
Menuet |
17e |
cf. (5) |
3/4 |
très modéré |
variable |
Mozart l'a beaucoup utilisé |
Passepied |
16e-17e |
simple |
3/8 |
vif et gai |
entre sarabande et gigue |
Rameau, Gluck, Bach, Couperin, Telemann, etc. |
Rigaudon |
17e-18e |
cf. (6) |
2/4 ou2/2 |
vif |
variable |
Ravel écrivit un rigaudon dans Le Tombeau de Couperin. |
Bourrée |
16e-17e |
mélodie de 4 mesures + conclusion |
3/8 ou 2/8 selon régions - syncope fréqte sur 2e et 3e tps |
alerte et joyeuse |
variable |
3/4 (auvergne) ou 4/4 (languedoc). Lully, Charpentier, mais aussi Saint-Saëns, Chabrier, Roussel, etc. |
Gigue |
17e |
cf. (7) |
3/8, 6/8, 12/8 (4/4 chez Bach) |
rapide et sautillant |
termine souvent la suite |
Elle préfigure le 3e mouvement de la sonate. Toujours en vogue en Irlande |
(Fig.10) Tableau de la Suite de Danses
(1) L’allemande est de structure ABA. Elle commence par une anacrouse de 1/16 à 3/16 de temps. Elle constitue le premier mouvement de la suite française pour luth, clavecin, violon ou orchestre. En Italie et en Allemagne, elle occupe ordinairement la deuxième place; elle est précédée d’un prélude grave (J.-S. Bach). C’est l’évolution de l’allemande qui a donné naissance à l’allégro initial de la sonate, qui en suit le mouvement modéré (début XVIIIe siècle)[7].
(2) La Courante dans sa forme française est à 3/2 alternant avec 6/4, dans un tempo modéré, avec une anacrouse courte et un mouvement coulant; en Italie, elle est à 3/4 ou 3/8 et à tempo rapide.
(3) La sarabandecomprend deux fois huit mesures, chacune commençant par un temps fort suivi d’un second ordinairement pointé.
(Fig.11) Sarabande de F. Haendel (Suite pour clavecin en RE mineur)
Elle préfigure le mouvement lent des sonates et des symphonies (Cf. Dutilleux).
(4) La gavotte commence habituellement par une anacrouse de deux ou trois noires, suivies respectivement d’une blanche ou d’une blanche pointée. Sa métrique varie ainsi: 2 + , 4+ 4, 4 +8+ 4, 4> +12 mesures à 2/2.
(5) Le Menuet (ou scherzo, plus rapide) sont des formes répétitives construites en trois parties: exposition, trio, réexposition. Les 1re et 2e partie ont la même structure AABA: thème, reprise, développement, thème, reprise. Dans la réexposition, la pièce est recommencée au début (da capo), et se termine par une coda. C'est une forme "close" type, généralement présente dans les pièces à forme sonate (symphonies en version orchestrale, quatuor en musique de chambre).
(6) Le rigaudon a une forme ABA, en rondeau, ou avec trois reprises de huit mesures, la troisième (trio) ayant ordinairement un caractère opposé aux deux autres. Ravel écrivit un rigaudon dans Le Tombeau de Couperin.
(7) La gigue se joue à 3/8, 6/8, 12/8, 3/16, en deux groupes de huit mesures, avec reprises. Dans les suites instrumentales, on la rencontre chez Bach à 4/4, (avec le levé d’une croche, d’une double croche, ou de triolets) ou en 4/2 (binaire pointé "à la française"). C’est un des mouvements les plus développés, souvent fugué chez Bach. Le deuxième thème est quelquefois le renversement du premier.
La passacaille
Danse populaire (13e s.?) et danse de cour au 17e s., c'est une forme ternaire ouverte, de tempo modéré, qui combine un ostinato[8] à la basse à une série de variations harmoniques ou contrapuntiques reprises aux autres voix. Le tout se conclut par une coda.
Du fait de son caractère ouvert, elle reste utilisée jusqu'à l'époque contemporaine, exemples : Brahms dans ses Variations sur un thème de Haydn, voir supra (fig.9), Webern, Ravel, Theodorakis.
(Fig.12) Fac-similé de la partition Passacaille en SOL mineur (extrait de la Suite en sol mineur HWV 432) de G. Haendel
La chacone
D'origine espagnole, cette danse de cour (ballets de Louis XIII, opéras de Lully) à 3/4, est assez semblable à la passacaille, mais un peu plus rapide, avec ses variations contrapuntiques sur un ostinato comme on peut le voir (et l'entendre) dans l'exemple ci-dessous:
(Fig.13) Chacone de H.Purcell
Le rondo :
C'est une forme répétitive fermée, forme savante de la chanson avec couplet et refrain.
Le thème principal (A) alterne avec des "divertissements" de transition, (B, C, etc.) suivant une structure de type A, B, A, C, etc. Les rondos peuvent s'imbriquer les uns dans les autres pour former des systèmes complexes mais toujours fermés. Ils sont utilisés dans le 3e mouvement de la sonate (cf. Infra).
Cette construction savante qui résulte des techniques du contrepoint (étudiées au chap. 16) vise à gommer toute impression d’un travail harmonique "vertical".
En guise d'introduction, voici un billet publié sur notre blog en novembre 2006 :
Qu'est-ce que la fugue?
Dans son émission sur France Musique Le cabaret classique, Jean-François Zygel s'est adjoint les services de Stéphane Delplace pour répondre à ces questions. Après avoir retiré les scories verbales, en voici donc la quintessence en 4 mn chrono :
(Fig.14) La fugue par Jean-François Zygel et Stéphane Delplace
Et voici l'exemple d'une fugue fabriquée par S. Delplace à partir de la chanson fétiche de JFZ "J'ai du bon tabac" :
(Fig.15) J'ai du bon tabac en fugue par Stéphane Delplace
Un peu simplet cet exemple ? Alors voici un court extrait (les deux premières minutes) d'une fugue moderne, extraite des Vingt regards sur l'Enfant-Jésus d'Olivier MESSIAEN. (joué par Roger MURARO).
(Fig.16) Vingt regards sur l'Enfant-Jésus d'Olivier MESSIAEN (extrait)
Messiaen nous dit: C'est une fugue. Le sujet n'est jamais présenté de la même façon : Dès la seconde entrée, il est changé de rythme et de registre. Remarquez le divertissement où la voix supérieure traite le sujet en rythme non rétrogradable éliminé à droite et à gauche, où la basse fortissimo répète un fragment du sujet en agrandissement asymétrique.
La fugue trouve donc son origine dans le style dit en imitation, dans lequel une ligne mélodique donnée se superpose à sa propre image décalée dans le temps. Le canon est l’exemple le plus typique de ce style, avec sa variante, le canon "à l’écrevisse", dont la ligne mélodique se répète en commençant par la dernière note et en finissant par la première pour éviter la monotonie. Le ricercare, forme plus libre est également une pièce contrapuntique dans laquelle les imitations diverses alternent avec des transitions comportant les motifs du thème principal.
Les ingrédients de la fugue
Pour nourrir son discours jusqu'au bout, le compositeur dispose seulement de deux sources thématiques, l’une et l’autre énoncées dès la première mesure: le sujet et le contre-sujet. Le thème appelé sujet, et le thème secondaire appelé contre-sujet sont joués ou chantés aussi bien au-dessus qu’au-dessous l'un de l'autre, en s'opposant ou se complétant: Si l'un est mélodique, l'autre sera rythmique ou écrit en contrepoint renversable. C’est la raison pour laquelle plusieurs cellules doivent s’insérer à l’intérieur du sujet et du contre-sujet en fournissant autant d’éléments différents pour le travail ultérieur de développement.
L'architecture sonore
La fugue est un système idéal, dans laquelle le matériau utilisé importe moins que la manière dont il est traité: c'est dans son architecture en trois parties, l'exposition, les divertissements et la strette que réside l’originalité et le talent du compositeur.
1. L’exposition, point de départ de la fugue, présente le sujet et le contre-sujet.
Pour une fugue à plusieurs parties (ou "voix"), le sujet est énoncé tout seul à l’une des parties, dans le ton de la fugue (par exemple en DO). Ensuite vient à la fois: - la réponse: le même sujet est repris par une autre voix, une quinte au-dessus, c’est-à-dire à la dominante[9] (dans notre exemple, SOL). - le contre-sujet, exposé par la partie qui a exposé le sujet au début (c’est sa première entrée comme "ombre" du sujet). Dès lors, s'il y a par exemple 4 voix, le sujet (ou la réponse) apparaît quatre fois, toujours fidèlement accompagné de son contre-sujet. En règle générale, sujet et contre-sujet sont inséparables. Une fois l’exposition terminée, l’auditeur sait à combien de parties est écrite la fugue, il connaît le sujet et le contre-sujet, et peut donc juger de la construction thématique du compositeur.
2. Les divertissements
Il s'agit d'une phase de transition modulante qui intervient après l'exposition des thèmes, en alternance avec l'exposition, comme dans le rondo.
Le divertissement doit être fondé sur des éléments mélodiques ou rythmiques du sujet ou du contre-sujet, sans emprunt aux notes initiales du sujet pour ne pas faire croire à une autre exposition. La modulation se fait généralement au ton du relatif mineur ou majeur, l’intérêt de cette partie de la fugue étant de faire entendre une couleur inédite.
Cette exposition au relatif est suivie d’un nouveau divertissement destiné à entraîner vers un certain nombre de tons voisins, parmi lesquels le plus important est celui de la sous-dominante (FA par rapport à DO), ce qui donne encore lieu à une réexposition du sujet et de son contre-sujet.
Cette incursion vers les tons voisins conduit à une grande pédale de dominante.
3. La strette
Cette dernière partie de la fugue est un exercice de composition acrobatique[10] consistant à faire entendre non pas une simple cadence finale, mais le sujet (et la réponse) en canon double ou triple, de plus en plus serré avec lui-même, avec toutes les ressources de l’imitation (augmentation, diminution, etc.)
À la fin de la strette, une ultime pédale de tonique avertit que la fugue est terminée.
A la différence de la fugue, la sonate utilise des matériaux thématiques qui différent par la structure, le tempo, la tonalité, ce qui en fait une forme ouverte.
Historiquement, la sonate est issue à la fois de la suite dont l' ouverture alterne les tempi lent/vif/lent ou vif/lent/vif, suivant qu’elle est "à la française" ou "à l’italienne" et du concerto grosso (œuvre en trois mouvements avec la même alternance de tempi).
Comme la fugue, la forme d'école comporte trois mouvements:
Exposition
Elle présente l'ensemble des thèmes du mouvement commençant par un thème ou un groupe de thèmes à la tonique, le premier motif du premier groupe porte le nom de premier thème ou thème principal. Il vient ensuite une partie modulante appelée pont ou transition, puis le second thème ou groupe de thèmes dans une tonalité plus éloignée.
Le premier motif de ce second thème (ou groupede thème) porte le nom de thème secondaire; il est généralement à la dominante dans les sonorités majeures et au relatif majeur dans les tonalités mineures, mais parfois d'autres tons sont utilisés. Le compositeur multiplie les reprises, d'abord en répétant deux fois l’exposé des éléments constitutifs de la sonate: 1er thème, transition, 2e thème, et conclusion, puis en les développant dans d’autres tonalités et en intervertissant l'ordre d’apparition. Le 1er mouvement est seul réellement codifié[11], ce qui en fait une forme fermée. Le but ici est l'unité de la composition, malgré (ou à cause) d'une hétérogénéité obligée.
L'exposition se termine par une codetta, courte cadence, dans la tonalité du second groupe.
2e mouvement
Il est lent, et de forme généralement symétrique: une partie principale, une partie centrale et une reprise de la partie principale parfois légèrement variée.
Le développement exploite le matériel thématique de l'exposition mais de nouveaux thèmes peuvent apparaître, cette partie ne connaissant pas une véritable stabilité tonale. Elle se termine par un accord de dominante, comme la fugue, ce qui prépare la réexposition.
3e mouvement (ré-exposition)
Ce dernier mouvement ou "final" de la sonate est marquée par le retour à la tonique et au matériel thématique de l'exposition. Le second thème reste à la tonique avec un pont entre le premier et le second thème. Une coda termine le mouvement.
Sa forme est dite en rondo, qui n’est autre que la forme à refrain et couplets dans une version savante: le thème principal revient périodiquement, ses diverses apparitions étant séparées par des divertissements.
Les variantes de la sonate sont fréquentes:
- On utilise la forme thème/variations/thème pour les 2e et 3e mouvements.
- Le troisième mouvement s'apparente au premier.
- Un 4e mouvement en forme de menuet ou scherzo s’interpose en 3e position, entre le mouvement lent et le final.
Evolution de la forme sonate
Les compositeurs ont fait évoluer la forme sonate de diverses manières:
- par concentration de la forme et des thèmes (les trois mouvements concentrés en un seul chez Liszt),
- par répétition des mêmes thèmes de façon cycliques dans les mouvements ou
- par dilution de ces thèmes dans des formes de plus en plus ouvertes notamment sous l'influence de Wagner.
Bien souvent, on parle de forme sonate dès que la forme de la pièce voit réexposer un thème principal avec ses variations.
Nous reprenons ici un billet publié dans notre blog en février 2007 :
C'est en nous amusant, 'scherzando' en italien [12] que Jean-François Zigel nous a parlé vendredi dernier, à la Mairie du XXe de Paris du Scherzo, cette forme musicale. C'est une pièce d'énergie et de caractère que l'on trouve habituellement en troisième partie de la forme sonate, mais qui peut constituer un morceau à lui tout seul, tel "L'apprenti sorcier" de Dukas.
Le scherzo, c'est comme le sandwich nous dit JFZ : du pain (le scherzo proprement dit), du jambon (le trio, intermède au ton plus doux), et du pain à nouveau.
Ce sandwich là se déguste sur un rythme à trois temps, plutôt vif, comme son ancêtre le menuet de Lully, même si Beethoven, pour se faire remarquer en a composé un à deux temps (op. 131) et Prokofiev un autre à quatre temps et Debussy à ...5 temps.L'histoire du scherzo, véritable tranche d'histoire de la musique s'étend sur deux siècles, en gros de Beethoven à nos jours. Avant, on trouve déjà un scherzo chez Haydn (Op. 33), mais il s'agit là d'une pièce "scherzando" ("pour rigoler") plutôt que d'un vrai scherzo, comme le serait davantage son "menuet" opus 94 écrit 17 ans plus tard.
Mais la structure en sandwich ne rend pas compte de la véritable complexité de cette forme musicale, telle que l'a développée Beethoven, par exemple, le Roi du scherzo (plus de 100 scherzos à son répertoire). Chaque tranche de pain se subdivise en effet en plusieurs parties plus ou moins symétrique qui interagissent en variant les thèmes, les nuances, les jeux de cadences, le rythme.
Dans la première période du scherzo, on répétait simplement le premier thème et on enchaînait sur un second thème, dans une forme de type AAB. Plus tard on va compliquer en doublant chaque partie, AABB.
Au XXe siècle, Franck et ses élèves, les Fauré, Debussy, Ravel multiplient les formes nouvelles. Ravel invente une nouvelle symétrie avec la structure A(A+B)A où les thèmes A et B sont imbriqués sur plusieurs voix dans la partie centrale. Johan Alain va jusqu'à inventer la forme B, A, B (...?); Debussy complique les choses en introduisant des thèmes récurrents dans toutes les parties, y compris dans cet intermède qu'est le trio, pièce centrale de la forme scherzo, il invente le "scherzo variation" avec des rythmes à 5 temps joués en pizzicati.
Mais tout cela ne rend pas compte de l'essence même du scherzo, qui est d'exprimer l'humour, l'humeur et plus généralement les sentiments.
- L'humour avec des pièces qui emprunte au style du "landler"[13], cette pièce paysanne au rythme appuyé sur le premier temps. Exemple, Mozart: DO SI DO/MI DO\SOL MI FA RE/LA SOL MI etc. ou Malher dans sa 9e symphonie:
(Fig.17) 9e symphonie de Gustav Malher (extrait)
- L'humeur, parfois sombre, pesante de Beethoven, qui joue sur le matériau et l'opposition énergétique dans sa messe en Ut.
- Les sentiments qui résulte encore du travail sur le matériau de Schubert avec le scherzo de "La jeune fille et la mort" - dans une forme de type AABCAAD , où la partie scherzo est triste et le trio consolateur.
- Sans oublier les scherzos "grotesques" (à la fausse trivialité) de Chostakovitch (plus de 30 scherzos dans son oeuvre), vulgaire au second degré, ou les scherzos fiévreux, haletants d'un Schumann dans ses quatuors sonates, ou encore le coté fluide et coloré des scherzos de Debussy ou Ravel, très espagnolisant.
Terminons en musique, comme dirait JFZ, avec cet extrait du scherzo op.61/1 du Songe d'une nuit d'été que Mendelssohn a écrit à 17 ans.
(Fig.18) Songe d'une nuit d'été de Mendelssohn (extrait)
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Autres éléments structurants de la musique moderne
Au-delà des thèmes et variations/développements toujours largement répandus, de nouveaux paramètres sont considérés comme éléments différenciant ou fédérateurs de la forme de l'œuvre. A ce titre ils sont intégrés dans le processus de composition. Par exemple, au niveau du mouvement.
La métrique : Elle se construit au niveau de la cellule, voire de la carrure à partir d'une cellule rythmique de base comportant une succession d'intervalles longs/courts (iambe), généralement "non rétrogradable" (Messiaen) c'est à dire qui reste identique à elle-même si on la lit à l'envers. Ces cellules sont génératrices du rythme par combinaison, inversion, dédoublement, augmentation (exemple: Apollon Musagète de Stravinsky).
Le plan tonal : Exemple, le mouvement est en tonalité de SIb mineur, avec des incursions en SOL majeur.
Le timbre : Par juxtaposition des événements ou objets sonores choisis pour leur beauté ou leur intérêt purement auditif, on espère qu’il en résultera une forme globale… (cf. chap.18).
Le volume sonore : Exemple, dans l'Octuor, Stravinsky élimine toutes les nuances entre forte et piano.
La partition pour chaque groupe instrumental comporte des nuances de jeu dans une échelle dynamique conçue de telle manière que les cumuls ou les contradictions sonores créent globalement cette illusion de binarité du volume sonore.
Le rythme et le tempo : Ainsi, chez Boulez (Le marteau sans maître) ou Stravinsky encore (Symphonies pour instrument à vent), les mouvements ont leur vitesse métronomique propre, multiple les unes des autres, ce qui justifie autant de types d'écritures formelles, et de paysages sonores dans le parcours de l'œuvre.
Les composants inharmoniques du son : Ainsi dans les œuvres de musique spectrales. (cf. chap. 19).
- Fin du Chapitre 18 -
[1] Richard Pinhas et Gilles Deleuze ont eu un échange autrement plus riche sur la notion de temps en musique. A lire ici.
[2] Ceci présuppose un apprentissage, car le chemin est long entre Pierre et le Loup et Le Marteau sans maître ! Notons que l'œuvre peut paraître complexe, voire déroutante quand l'auditeur ne peut mettre en place à l'écoute les processus cognitifs de mémorisation, d'identification, de hiérarchisation des informations reçues. Mais la question est plus vaste : Faut-il comprendre une oeuvre d'art pour l'apprécier? On la "ressent" d'autant mieux qu'elle est bien construite, exemple, les variations perpétuelles. Par un petit travail actif on peut affiner son esprit d'analyse, et naviguer alors plus largement entre la conscience et l'inconscience de ces flux musicaux.
Stravinsky a écrit dans un article de 1927: "En musique, un thème ou un rythme n'est pas un matériel qui puisse suffire à l'artiste pour la création d'une œuvre. Il est évident que ce matériel doit encore trouver sa disposition réciproque, ce qui en musique comme dans tout art porte le nom de la forme. Toutes les grandes œuvres d'art [sont] marquées par cette qualité – qualité de rapport des choses, rapport de matériel à construction; et ce rapport [est] le seul élément stable, toute autre chose étant, en dehors de lui, incompréhensible [et constituant] en musique, un élément extra-musical." ( The Dominant, rapporté par A Boucourechliev). Sans le savoir, Stravinsky avait une conception systémique de son travail de composition!
[3] Du grec melismos: division, modulation - Groupe de notes de valeur brève, s'appuyant généralement sur une syllabe et constituant un ornement mélodique.
[4] ou "partita" pour les Italiens et Allemands, "lessons" pour les Britanniques Les danses contribuent, de tout temps, à la forme musicale. Seules les danses qui participent de la construction de la musique "pure" sont étudiées ici. Oubliées, les Valse, Polonaise, Polka, Tango, Cake walk, etc.
[5] D'aucuns prétendent qu'il commença par quelques notes, le temps d'accorder son luth…
[6] Elles se succèdent comme suit: Prélude, Allemande, Courante, Sarabande, Bourrée (ou Gavotte), enfin Gigue.
[7] Ne pas confondre avec la sorte de valse rapide comme en composèrent Haydn et Beethoven, correspondant aux indications alla tedesca.
[8] L'Ostinato (de basso ostinato, basse contrainte, soutenue ou obligée) est la répétition à la basse d'un même motif, au-dessus duquel le compositeur varie ses harmonies et sa ligne mélodique Le thème ostinato peut quitter la basse et être entendu à n’importe quelle autre voix.
[9] La réponse, imitation du sujet était initialement transposée à la quinte, et devait donc être déformée pour rester dans le ton initial.
[10] Bach, au début du XVIIIe siècle, a codifié cette forme en la sublimant, et il a fait de nombreux adeptes qui en ont donné des modèles magistralement conçus, jusqu'à nos jours (Verdi dans le finale de Falstaff, Ravel, dans Le Tombeau de Couperin, Stravinsky dans Symphonie de psaumes , Bartók dans Musique pour cordes, percussion et célesta, Honegger, Berg, etc.)
Voir dans notre Bibliographie La Fugue
[11] C'est à l'initiative de Jean-Chrétien Bach, cette fois, l'un des fils de Jean-Sébastien.
[12] "C'est pour le fun" diraient les québécois, "C'est rock'nroll" disent certains français.
[13] C'est notre "contredanse" française.