La Fugue
En écrivant une fugue, le compositeur ne doit perdre de vue aucun des trois points suivants: le style, les éléments mêmes du discours, enfin le plan général.
Un contrepoint strict
La fugue est écrite dans un contrepoint des plus stricts, qui ne tolère aucune licence; les différentes parties jouent entre elles en conservant leur autonomie, leur intérêt, leur personnalité; il ne faut jamais donner à l’auditeur l’impression d’un travail «vertical». Les éléments du discours musical ont d’autant plus d’importance qu’ils sont énoncés dès la première mesure et qu’ils doivent contenir en puissance tout le matériau qui sera utilisé par le compositeur jusqu’au bout de la fugue. En effet, il est nécessaire que tous les éléments du développement à venir aient été entendus par l’auditeur et soient connus de lui dès le début de l’œuvre. La fugue ne doit contenir, au point de vue de la matière sonore, aucune surprise; le talent, ou le génie, se font jour uniquement dans la manière d’organiser les éléments sonores, non dans leur renouvellement éventuel comme on peut le faire dans la sonate, le choral, la variation, la symphonie. Pour nourrir son discours, le compositeur ne possède que deux sources thématiques, l’une et l’autre exprimées au point de départ: le sujet et le contresujet.
Le sujet et le contresujet
Le sujet constitue le thème essentiel de la fugue. Le contresujet en est le thème secondaire, mais il possède cette particularité de suivre le sujet comme son ombre, d’être énoncé en même temps que lui, et de pouvoir être joué ou chanté aussi bien au-dessus qu’au-dessous du thème premier. En d’autres termes, après avoir choisi son sujet, le compositeur invente aussitôt un contresujet qui se marie parfaitement avec le sujet, qui soit écrit en contrepoint renversable par rapport à celui-ci et qui possède également une personnalité bien à lui.
En cherchant le sujet et le contresujet, il faut que le compositeur garde toujours présent à l’esprit que de leur richesse dépend celle de la fugue tout entière. C’est pourquoi le contresujet devra s’opposer au sujet: si celui-ci est mélodique, celui-là sera de préférence rythmique et vice versa. C’est la raison pour laquelle plusieurs cellules doivent s’insérer à l’intérieur du sujet et du contresujet, les unes s’opposant aux autres, et fournissant autant d’éléments différents pour le travail ultérieur de développement.
Une architecture sonore
On comprend maintenant l’importance que revêt l’architecture dans un édifice où les éléments de variété sont aussi soigneusement mesurés au maître d’œuvre. La beauté naît de l’agencement des lignes, de leur équilibre, de leurs jeux réciproques; l’intérêt ne provient pas d’une nouveauté purement anecdotique, mais de la satisfaction supérieure offerte par le fonctionnement heureux d’une machine idéale, dans laquelle le matériau utilisé importe beaucoup moins que la manière dont il est traité. Il convient que l’auditeur puisse prendre conscience du plan de la fugue, puisque après tout c’est là que réside l’originalité du compositeur.
L’exposition
Le point de départ de la fugue se nomme l’exposition. C’est en effet là que sont présentés le sujet et le contresujet. D’ordinaire, pour une fugue à plusieurs parties (ou «voix»), le sujet est énoncé tout seul à l’une des parties, dans le ton de la fugue (par exemple en ut); aussitôt après vient la réponse: le même sujet est repris par une autre voix, une quinte au-dessus, c’est-à-dire à la dominante (dans notre exemple, sol), cependant que la partie qui a exposé le sujet au début fait entendre le contresujet, dont c’est la première entrée comme «ombre» du sujet. Dès lors, le sujet (ou la réponse) apparaît autant de fois qu’il y a de parties, et chaque fois il est fidèlement accompagné de son contresujet. En règle générale, sujet et contresujet sont inséparables. Une fois l’exposition terminée, l’auditeur sait à combien de parties est écrite la fugue, il connaît le sujet et le contresujet, et possède, si l’on peut dire, tous les éléments thématiques utilisés par le compositeur.
Les divertissements
Dès lors, la règle du jeu de la fugue consiste à faire alterner les moments où l’on entend sujet, réponse et contresujet, et ceux où le compositeur, entre deux expositions, offre à ses auditeurs une détente. Cette détente intervient une première fois après l’exposition; elle s’appelle divertissement et sert de transition modulante entre l’exposition et un nouvel exposé des thèmes. Tout divertissement doit être fondé sur des éléments mélodiques ou rythmiques empruntés au sujet ou au contresujet; ces éléments ne peuvent évidemment pas être pris aux notes initiales du sujet, pour ne point faire croire à une autre exposition.
Ce divertissement amène la plupart du temps au ton du relatif mineur ou majeur. Comme, pour une tonalité majeure, le relatif est mineur (ainsi, la mineur par rapport à ut majeur), l’intérêt de cette partie de la fugue est de faire entendre le sujet et le contresujet avec une couleur inédite; en effet, il s’agit d’une véritable exposition au ton du relatif; et il suffit de passer du majeur au mineur pour changer réellement d’univers sonore. Cette exposition au relatif est suivie d’un nouveau divertissement destiné à entraîner vers un certain nombre de tons voisins, parmi lesquels le plus important est celui de la sous-dominante (fa par rapport à ut), ce qui donne encore lieu à une réexposition du sujet et de son contresujet. Cette promenade vers les tons voisins conduit à une grande pédale de dominante.
La strette
Ensuite, à la place de la cadence finale qui pourrait légitimement survenir ici, le compositeur se livre traditionnellement au jeu de la strette. Dans cette ultime partie de la fugue, la règle est de faire entendre le sujet (et la réponse) en canon double ou triple, de plus en plus serré avec lui-même, et, si l’occasion s’en présente, avec toutes les ressources de l’imitation (augmentation, diminution, etc.). Cette partie est d’autant plus importante que le sujet se prête à plus de combinaisons canoniques; de plus, c’est pour le compositeur l’occasion de faire une brillante démonstration de sa virtuosité d’écriture, un peu à la manière dont un violoniste, à la fin d’un mouvement de concerto, vient éblouir par une cadence de haute acrobatie. De même que certaines cadences sont riches de substance musicale, de même la strette peut ne point être un feu d’artifice inutile et vain. Les exemples laissés par Bach, pour ne parler que de lui, sont là pour prouver qu’une strette, à elle seule, peut constituer un monument de vraie musique. À la fin de la strette, une ultime pédale de tonique avertit que la fugue est terminée.
Une merveilleuse discipline de composition
La fugue, directement issue du canon et de l’imitation, est aussi bien un moyen qu’une fin. Il est évident qu’elle constitue, pour l’apprenti compositeur, un merveilleux entraînement; rien de tel que la fugue pour «se faire la main». On y acquiert une aisance, une liberté d’écriture incomparables. C’est pourquoi la fugue d’école fait partie intégrante des disciplines obligatoires à la formation du compositeur. Un bon improvisateur à l’orgue doit être rompu aux techniques du contrepoint, de l’harmonie et de la fugue; ainsi à la sortie de la classe d’orgue du Conservatoire de Paris, l’élève est jugé sur l’improvisation d’une fugue dont il connaît le sujet imposé dix minutes seulement avant de s’asseoir aux claviers. D’autre part, le concours de Rome, qui était un concours de composition pure, comportait une épreuve préalable où les candidats avaient à écrire une fugue d’école stricte.
3. L’évolution de la fugue
Des formes mineures
Historiquement, l’évolution de la fugue montre tout d’abord une longue oscillation entre la modalité et la tonalité, tout au long de deux siècles, le XVIe et le XVIIe, où se fixent peu à peu les règles d’un jeu auquel les plus grands compositeurs apportent des améliorations successives. Des «sous-formes» de la fugue ont pris naissance en même temps que la fugue elle-même. Il y a la fughette, petite fugue considérablement simplifiée et qui cherche à ne point rebuter un auditoire qu’indisposerait peut-être un genre trop sévère. Il y a le thème fugué, qui se contente d’emprunter à la fugue ses éléments essentiels, sans se perdre dans d’inutiles développements. Mais il y a aussi le redoutable fugato, qui n’est en quelque sorte qu’un démarrage de fugue: lorsqu’il arrive dans une œuvre où manifestement le compositeur ne trouve plus rien à dire, il essaye de tromper l’auditeur et de lui faire croire à un rebondissement de l’intérêt. Or, la plupart du temps, il n’en est rien, et le fugato ne fait que masquer une totale pénurie d’inspiration. Ce n’est pas sans raison que l’arrivée d’un fugato suscite des inquiétudes trop souvent fondées.
Jean-Sébastien Bach
Lorsque Jean-Sébastien Bach, au début du XVIIIe siècle, s’empare du genre, il n’a plus qu’à codifier définitivement une forme qui, avec lui, atteint sa perfection et que l’on a analysée plus haut. Deux autres compositeurs, contemporains exacts du cantor de Leipzig, ont eux aussi contribué à porter la fugue à son point de perfection quasi définitif: Georg Friedrich Haendel et Domenico Scarlatti. Si l’on n’oublie pas non plus les admirables Fugues à cinq de l’organiste français Nicolas de Grigny (1672-1703), il est certain que c’est Bach qui est parvenu à la plus riche virtuosité en matière de fugue. Parmi tant et tant de fugues toutes plus exemplaires les unes que les autres, il faut citer: les quarante-huit fugues (précédées d’autant de préludes) du Clavier bien tempéré, recueil qui restera longtemps encore le livre de chevet de tous les vrais musiciens; l’Offrande musicale, où l’on peut étudier notamment le magnifique ricercare à six voix; L’Art de la fugue, écrit entre 1740 et 1748 et demeuré inachevé, véritable testament musical de Bach, dont les seize fugues et les quatre canons représentent une somme inégalable; la grande fugue de la Messe en si, et les merveilleuses fugues que Bach s’est amusé à insérer dans les trois premières Sonates pour violon seul, et dans lesquelles sa virtuosité jongle avec les difficultés que lui oppose l’écriture pour un instrument qui de lui-même se refuse à être polyphonique; enfin, les nombreuses fugues pour orgue, dont la variété d’inspiration et la qualité d’écriture éclatent autant que partout ailleurs.
De Bach à nos jours
Après Bach et Haendel (Lessons pour clavecin), la fugue, qui a trouvé son équilibre classique, rencontre en Joseph Haydn et Wolfgang Amadeus Mozart des artisans attentifs. Trois quatuors de Haydn et le Requiem de Mozart sont là pour prouver que ce genre réputé intellectuel est capable de renfermer beaucoup de tendresse et de lyrisme. Avec Ludwig van Beethoven, la fugue s’élargit, s’adaptant d’elle-même aux impératifs du préromantisme. C’est le cœur même de Beethoven qui bat dans les fugues pour piano des Sonates op. 106 et 110, ainsi que dans celles du Quatuor op. 59 no 3 et de la Missa solemnis, enfin dans la Grande Fugue en ré du Quatuor op. 133.
Les romantiques, eux aussi, ont vu quel impact une fugue pouvait avoir sur la sensibilité. Après Felix Mendelssohn, qui avait réhabilité Bach et dont la virtuosité se fait jour dans les trois Sonates pour orgue, Robert Schumann et surtout Johannes Brahms (Deutsches Requiem) ont recours à la fugue, mais elle est écrite dans un style beaucoup plus libre. Giuseppe Verdi lui-même, dans son Quatuor à cordes et dans le célèbre finale de Falstaff, donne des modèles de fugues magistralement conçues. La liberté dont il est question ici concerne la structure dans la mesure où le genre, par définition, repose sur une somme de règles et d’interdits très stricts; en changeant certaines règles pour d’autres tout aussi impératives, le compositeur se plie de toute manière à une discipline librement consentie qui, bien souvent, est le meilleur catalyseur du génie.
Ainsi ont fait Richard Strauss (dans la fin de la Sinfonia domestica) et tous ceux qui, depuis le début du XXe siècle, furent attirés par les charmes sévères de la fugue. Paul Hindemith, comme Bach, a cherché à grouper un certain nombre de fugues dans le Ludus tonalis (où, entre un praeludium et un postlude, douze fugues voisinent avec douze préludes). Maurice Ravel, dans Le Tombeau de Couperin, donne un ravissant exemple de fugue moderne et libre. Il suffit de citer Arthur Honegger, Igor Stravinski (Symphonie de psaumes), Alban Berg (deuxième acte de Wozzeck) et de rappeler pour terminer que Béla Bartók, dans le premier morceau de la Musique pour cordes, percussion et célesta, offre un merveilleux modèle de ce que l’on pourrait appeler la «fugue de l’avenir», c’est-à-dire une fugue où les conventions de jadis sont toutes transposées dans le langage d’aujourd’hui sans rien perdre pour autant de leur rigueur et de leur nécessité. Une telle œuvre prouve que, loin d’être un genre abstrait, sclérosé et mort, la fugue, aujourd’hui comme autrefois, est le moyen le plus complet et le plus sûr que possède un compositeur pour exprimer pleinement sa pensée musicale.
Pierre Petit