Chapitre 17 - Musiques modales
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Sont modales les musiques qui n'appartiennent pas aux modes majeurs ou mineurs. Les modes que nous allons examiner permettent d'expérimenter diverses combinaisons de tons et demi-tons et de colorer ainsi la musique de nos modes occidentaux majeurs et mineurs avec des notes altérées de façon systématique.
Il existe de nombreux modes musicaux et presque autant de définitions. Pour rester simple, nous distinguerons:
- les modes harmoniques naturels, et leurs dérivés du mineur mélodique ascendant,
- les modes ethniques, (pour ne pas dire exotiques!)
Les modes utilisés dans le jazz et la musique contemporaine seront traités dans leurs chapitres respectifs.
Nous avons déjà vu (Chapitre 8) qu'ils sont construits à partir de chaque note de la gamme majeure naturelle. Encore appelés modes grecs, ou ecclésiastiques (puis grégoriens à la fin du XIXe siècle), ils sont dénommés: mode de DO, de RE, etc., ou encore mode ionien, dorien, phrygien. En transposant chacun de ces modes en DO (voir schéma ci-contre), on remarque les notes systématiquement altérées.
(Fig.1) Les modes chromatiques naturels
On constate que les modes de DO, FA et SOL sont seuls majeurs (tierce non diminuée).
Le mode de SOL (mixolydien) est considéré comme le mode majeur dans la notation du jazz, le mode de RE étant le mode mineur.
Le mode de SI est le plus altéré (le plus sombre?), le mode de FA le moins altéré (le plus clair?).
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Les modes du mineur mélodique ascendant
A la différence des modes précédents formés sur le mode majeur, ceux-ci sont formés comme leur nom l'indique sur le mode mélodique ascendant[1].
En DO, ces modes ont les altérations suivantes (cf. schéma ci-contre):
(Fig. 2) Modes du mineur mélodique ascendant
Le mode Bartòk (ou mode acoustique naturel) comporte la suite des harmoniques naturelles d'un son[2], d'où son nom. Il a été beaucoup utilisé au 20e siècle, notamment par Bartòk (Sonate pour piano et percussions) ou Debussy (La mer).
Le mode altéré est également utilisé dans la musique contemporaine[3] et le jazz, notamment pour moduler.
Exemple:
(Fig. 3) Utilisation du mode altéré en jazz
Premier des modes ethniques, c'est aussi le plus connu; il est composé de 5 notes, qui sont les touches noires du piano.
(Fig. 4) Mode pentatonique
On le trouve dans de nombreuses civilisations, notamment en Chine. Mais il est aussi bien à l'origine des musiques liturgiques occidentales (chants grégoriens) ou du jazz.
Comme la tonique peut être n'importe laquelle des cinq notes, on a en fait 5 modes pentatoniques, caractérisés par l'absence de demi-tons.
Nota: le MI et le SI, (majeur ou mineur) constituent aussi des degrés auxiliaires utilisés dans certaines gammes extrême-orientales. Ceci conduit à des modes du type: DO, MI(b), FA, SOL, SI(b), DO.
Il est également basé sur le mode pentatonique, et caractérisé par les trois fameuses Blues notes:
1- la tierce, dont la fréquence varie entre mineur et majeur (en général mineure dans la mélodie, majeure dans l'accompagnement).
2- la septième mineure
3- la quinte diminuée qui, historiquement est apparue après les deux premières.
Nota: La voix du chanteur de blues évolue souvent sur la gamme pentatonique mineure construite sur le sixième degré. En SI bémol majeur, les notes chantées sont donc: SOL, LA, SIb, REb, MI.
(Fig. 5) Exemple de blues en sol
La musique modale des compositeurs du début du 20e siècle, tels de Falla, Albenitz, Ravel[4], Bizet ou Debussy est souvent caractérisée au plan harmonique par:
une tierce mobile, qui peut être majeure ou mineure
une seconde diminuée,
une seconde augmentée entre la seconde et la tierce.
Exemple ci-dessous :
(Fig. 6) Cadence d'une danse espagnole
Notons que le rythme participe autant que l'harmonie au caractère espagnol de cet exemple.
Les altérations en sont également caractéristiques.
(Fig.7) Gamme du mode tsigane
L'art du raga indien ne peut se résumer à l'aspect modal de cette musique: le raga est à la fois une gamme, un mode, une clé, une mélodie, un chant…Mais ce chant magique de l'inde est pour une grande part associé à divers modes. Nous tenterons en simplifiant d'en donner quelques aperçus.
L'échelle modale est d'au moins cinq notes, plus généralement sept notes. Les mêmes notes ne sont pas toujours jouées à la montée ou à la descente de cette gamme.
Exemple d'une gamme hindoue, ici notée en base DO[5] .
On retrouve ces mêmes notes en base SI dans cet exemple :
(Fig. 8) Raga du Andhra Pradesh[6]
Mais cette notation ne rend pas compte des notes jouées réellement. En effet, l’octave est divisée en vingt-deux shruti inégaux, intervalles inférieurs au demi-ton, mais ne correspondant pas nécessairement au tiers ou au quart de ton. On percevra les nuances qu'introduisent ces micro-intervalles dans cet autre exemple dont la tonalité approximative est le DO majeur:
(Fig. 9) Chant indien extrait sonore[7]
Il faut entrer dans le détail pour rendre compte de la complexité et de la variété de ces échelles modale et de la hiérarchie des degrés qui sont joués ou chantés.
Dans la tradition de l’Inde du Nord, ces échelles sont classées en dix principaux types appelés that (cf. tableau ci-dessous).
La tonique et la quinte ne peuvent être altérées et sont toujours présentes dans l'exécution du raga[8]. Lorsque la quinte est absente, la quarte doit être présente. La quarte peut être augmentée, les autres notes peuvent être diminuées. Comme la tonique doit être constamment entendue pendant l’exécution musicale, chaque note jouée ou chantée forme avec elle un intervalle variable; on entend assez souvent l’intervalle de quarte augmentée, ce diabolus in musica (cf. Chap.6).
(Fig.10) Structure des échelles dans la musique de l’Inde du nord[9]
Dans la majorité des cas, c'est: octave = tétracorde + ton + tétracorde. Mais on rencontre aussi la structure: octave = pentacorde + tétracorde.
Dans la tradition de l’Inde du sud, les raga ont des échelles de sept notes avec des pentes ascendantes et descendantes semblables, qu'on peut assimiler à DO, RE, MI, FA, SOL, LA, SI, DO, (valeur relative et hauteur de notes approximatives). Ils sont classés en soixante-douze types différents…qui se subdivisent en deux grands groupes suivant que la quarte (FA) est ou non augmentée[10].
(Fig.11) Exemple du raga Rageshri, en SOL majeur
Chaque groupe est subdivisé en six sous-groupes dans lesquels on fait varier successivement la septième (SI), la tierce (MI) et la seconde (RE). (Cf. tableau ci-contre où le FA est bécarre). Suivant le cas, la structure est donc, soit: Octave = tétracorde + ton + tétracorde, soit: Octave = pentacorde + tétracorde.
(Fig.12) Structure des échelles dans la musique de l'inde du sud
Dans ces deux tableaux, on remarque que certaines échelles sont très proches de la gamme majeure et de la gamme mineure de l’Occident. La pente peut être rectiligne (DO, RE, MI, FA, SOL, LA, par exemple) ou brisée (DO, RE, FA, MI, SOL, LA, par exemple).
Outre ces nombreuses échelles modales, le raga se caractérise aussi par ses motifs mélodiques (pakad) sur laquelle le musicien brode et improvise largement. Comme toute musique ancienne, le raga a pour fonction d'exprimer un sentiment (joie, mélancolie, tendresse); il doit être joué dans telle circonstance (la nuit, le matin, auprès du feu, au printemps, etc.). Le sentiment modal est aussi lié au jeu: rythme, notes appuyées, silences, notamment.
- Fin du Chapitre 17 -
[1] Cf. supra Chap.9 pour la définition.
[2] Cf. supra Chap14.
[3] Exemple: 1er mouvement (Largo) du Concerto pour violoncelle n° 2 de Chostakovitch.
[4] Ravel appelle ce mode le style arabo-espagnol dans sa correspondance.
[5] Elle correspond au 5e that du tableau récapitulatif (cf. infra, § tradition de l'Inde du Nord).
[6] Extrait de Raga Kamavardhani [Andhra Pradesh] par Rao, Satyavolu Madhava.
[7] Extrait du raga punjabi berva par Pandit Pran Nath.
[8] Tout ceci est lié aux instruments d'accompagnement utilisés : luth (tamboura, sitar) ou tambour (tabla). Ainsi le sitar compte six ou sept cordes principales, dont deux cordes de bourdon, et un nombre variable de cordes sympathiques. Il dispose de frettes mobiles que l'on déplace pour changer de tempérament.
[9] D'après Tran Van Khé.
[10] Raga Rageshri par Vishwa Mohan Bhatt.