Chapitre 15 - Mouvements chromatiques et successions polytoniques

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Quels sont les moyens pour colorer, pour "fleurir" le langage musical? Outre les accords étudiés dans les chapitres précédents,  les compositeurs de la fin du 19e siècle ont développés d'autres procédés pour instiller ces  chromatismes dans leur musique.

Définition: Tout accord peut être précédé par un accord de septième de dominante appelé dominante secondaire, placé à une quinte descendante (ou suivi par un accord placé sur une quarte montante, ce qui revient au même).

Largement utilisé dans l'harmonie classique, notamment par Mozart, théorisé par Hugo Riemann (1849-1919) dans son dictionnaire de la musique, ce procédé permet d'obtenir des chromatismes sans modulation, en restant dans la tonalité de base.

Dans l'exemple ci-dessous qui débute et se termine sur l'accord parfait de DO  la séquence  des quintes descendantes conduit une mouvement du soprano du DO au MI 

 

(Fig.1) "à la manière" d'un choral de Bach

 Dans l'exemple suivant, nous avons 2 couples d'accords placés à la quinte descendante, respectivement dans les 2e, 3e et 4e mesures. Le chromatisme est plus net car nous sommes en mineur harmonique avec 7e à la basse dans la 2e mesure, avec en final un accord de 9e sur le 3e degré, qui succède à un accord de septième sur le septième degré.

 

(Fig.2) Dominante secondaire 2e exemple 

L'insertion de dominante secondaire génère le chromatisme sans sortir de la tonalité de base (FA majeur). Mais constatons dans cet exemple que les mêmes sons sont maintenant chiffrables en DO majeur c'est à dire à la quinte montant (VII-VII2H, VI7, II) ou en SOL majeur avec quinte montante sur le DO majeur (IV, IV2, V2), etc. Nous expérimentons ici la multitonalité grâce au cycle des quintes.

La dominante secondaire est utilisée en musique classique pour  obtenir un effet de "tonification" passager, consistant à remplacer des accords de type modal (septième de dominante et notes à fonction supérieure) par des accords fondamentaux.

Dans l'exemple ci-dessous, le mouvement dans les 2 premières mesures est formé d'accords de septièmes. Ce même mouvement est repris dans les mesures suivantes en intercalant des accords de septièmes à la quinte, ce qui a pour effet de remplacer les accords de septièmes des deux premières mesures par des accords fondamentaux "tonicisés".

(Fig.3) Tonification par dominante secondaire

La dominante secondaire est aussi utilisée pour faire l'inverse, c'est à dire colorer une suite d'accords fondamentaux par des accord de 7e sans perdre le mouvement initial (pratique courante en  jazz).

(Fig.4) Coloration par ajout d'accords de 7e

 

Le procédé est très utilisé à partir du milieu du XIXe siècle (Berlioz, Brahms, Liszt, Wagner, etc.)

Rappelons les deux résolutions nominales:

(Fig.5) Résolution de l'accord de 7e et de sixte augmenté (rappel)

Deux exemples :

1- Séquence d'accords du 1er degré et 7e mineur (sixte augmenté) avec résolution à l'octave conduisant à une suite de modulations descendantes d'un demi-ton        

(Fig.6) Suite de modulations descendantes d'un demi-ton

2 -  Même séquence suivie d'accords gardant les mêmes notes enharmoniques au soprano et à l'alto:

(Fig.6) Modulation harmonique

Rappelons que l'accord de 5te  augmenté  s'obtient en mode majeur (uniquement) en augmentant d'un demi-ton la quinte d'un accord parfait majeur, en mode mineur en diminuant d'un demi-ton la fondamentale d'un accord parfait mineur.

Résolutions: Il en comporte quatre. Mais comme il se présente sous trois formes différentes, il  existe donc douze possibilités de modulation.

Exemple de 4 modulations sur 4 mesures. Départ en DO majeur avec un accord parfait majeur de 1er degré qui s'enchaîne par un accord de quinte augmenté servant d'accord pivot pour moduler vers MI Majeur. Nous passons en mineur et nous modulons par un nouvel accord de quinte augmenté par abaissement de la fondamentale, ce qui nous amène en SI mineur. Le même procédé est utilisé encore deux fois pour moduler jusqu'en LA majeur

 

(Fig.8) Modulation descendante avec quinte augmentée

On appelle ainsi l'enchaînement immédiat d'accords n'appartenant pas nécessairement à la même tonalité, et n'ayant pas (ou peu) de notes communes. Prenons une suite d'accord (le modèle étant pas exemple une succession polytonique), répétons la plusieurs fois en respectant la même variation d'intervalles verticaux et horizontaux, on obtient  une suite d'accords appelée marche harmonique.

(Fig.9) Les composants de la marche harmonique

Si la structure de passage et le modèle conduisent à un mouvement des voix ascendant ou descendant, on parlera de marche harmonique, ou progression harmonique.

Exemple, cette marche de quinte :

(Fig.10) Marche de quintes

Notons que l'utilisation de ce procédé permet de composer des mélodies souvent flatteuses. Ainsi, à partir de la marche de quinte précédente et avec quelques variations sur les mêmes notes des accords, nous retrouvons un air bien connu :

(Fig.11) Variation sur marche de quintes

Si les accords successifs conduisent une suite de modulations directes, on parlera de progressions modulantes.

Le mouvement chromatique doit se faire dans une seule partie (la mesure), pour  éviter les fausses relations. La marche harmonique constitue pour l'oreille une "ligne directrice" suffisamment puissante pour justifier toute transgression des règles habituelles de conduite des voix. On retrouve là les règles d'harmonisation des accords en position fermée (chap. 3).  

Plus les accords auront de notes communes, en position fermée,  et plus douce et agréable à l'oreille seront ces progressions. De même, utiliser les progressions par tierces et sixtes de préférence à celles par quartes ou quintes, plus dures. Enfin, les progressions qui font monter (ou descendre) régulièrement la ligne de soprano ou la ligne de basse sont généralement  flatteuses. Dans l'exemple ci-dessus, les 2e  et 3e mesures (modèle) forment une marche harmonique qui se répètent deux fois (structure) en une progression harmonique, avant la coda.

(Fig.12) Valse harmonique

 Théorie de Riemann[1] - La construction chromatique par tierce et quinte, base de la musique tonale  a d'abord été conceptualisée par Riemann avec ce que l'on appelle la règle du triangle (exemple, l'anatole du jazz: succession : I-VI-II-V).

(Fig.13) Règle du triangle pour le  séquençage d'accords

Une définition formelle en a été donnée récemment par Balzano[2] :

"Le schéma A ci-contre  représente le groupe cyclique C12 des entiers modulo-12 {0,1, 2,..., 11} munis de l'addition.
Chaque élément peut être interprété comme un point dans le continuum des log(fréquence) ou comme une transformation intervallique : 2 est la note RE, ou bien la transformation 2(n) = n + 2 mod. 12, qui ajoute une seconde majeure à son argument. On note gi la transformation g itérée i fois. On rappelle qu'un groupe est cyclique s'il existe au moins un g tel que gn = Identité; g est alors un générateur : 1 est générateur de C12 car 112 = I . 2 génère le sous groupe C6 = {0 2 4 6 8 10} de C12 ; c'est la gamme par ton. Les autres sous-groupes sont C4 généré par 3, C3 généré par 4, et C2 généré par 6. (l' inverse modulo 12 d'un générateur, apparaissant sur le cercle dans la position symétrique autour de l'axe 0-6,engendre le même sous-groupe).
Ces sous-groupes correspondent à des structures musicales clairement identifiées dans l'harmonie traditionnelle, comme l'accord de septième diminuée ou de quinte augmentée. Tous les diviseurs de 12 et leurs inverses engendrent des sous groupe propres de C12. Seuls 1, 5 et 7 engendrent C12 lui-même, c'est à dire que l'échelle chromatique modulo 12 est engendrée par succession de demi-tons, de quarte ou de quintes. (5 est l'inverse de 7)" [3].

(Fig.14) Transformation de Balzano

 Bartòk[4], dans le même esprit, a développé une pratique basée sur la notion de pôles: pole de la tonique, de la dominante et de la sous-dominante, avec ses équivalences: tierce diminuée, quarte augmentée (triton) et sixte.

Zone de Texte: Pôle tonique DO:             MIb, FA#, LA
Pôle dominante SOL:      SIb, DO#, MI
Pole SS-dominante FA:   LAb, SI, RE

Schoenberg (1874-1951) développe sa théorie des régions tonales dans son traité d'harmonie. La lecture de la carte permet d'aller d'une région tonale à une autre. Le chemin modulant est  défini par les fonctions  des notes qui permettent de moduler, i.e. de quitter une région pour  aller dans une autre.

Exemple: comment moduler de DO vers LAb? L'extrait de la carte tonale de DO, ci-dessous, indique qu'on peut moduler vers la sous-dominante de DO qui est FA, puis en FA mineur de moduler à nouveau vers LAb par la tierce diminuée.

(Fig.15) Carte tonale selon Schoenberg 

 

- Fin Chapitre 15 -

[1] Hugo Riemann (1849-1919) in Catéchisme musical.

[2] Balzano, G. (1986), `What are musical pitch and timbre', Music Perception 3(3), 297--314.

[3] From G. Assayag, extrait d'article de  Musica 1998.

[4] Dans le thème de Musique pour cordes, percussions et célesta, par exemple.