"Avoir une réelle prise sur le monde est une expérience individuelle assez rare, et c’est précisément ce qu’offre le travail manuel. Votre effet sur le monde y est direct, et les fruits de votre action sont exposés aux yeux de tous. C’est un besoin humain élémentaire." © Eugenio Marongiu/Cultura Creative/AFP
Qui est le mieux placé, en effet, pour creuser la question de la dichotomie entre travail manuel et intellectuel, qu'un auteur qui partage son temps entre la mécanique et la philosophie ? Cette distinction a beau perdurer, qu'importe, nous dit l'auteur de L'éloge du carburateur et de Contact (1): les artisans connaissent leur chance – celle d'une certaine prise sur le monde et d'opportunités économiques insoupçonnées –, tandis que les petits soldats de l'économie de la connaissance, paradoxalement, exercent des tâches de plus en plus automatiques. Crawford continue d'explorer la question de la présence au monde.
Le Point.fr : Vivons-vous un renouveau du travail manuel ou est-ce seulement un effet de mode ?
Matthew Crawford : Il est facile de tourner en ridicule le hipster qui fabrique du beurre de cacahuètes « artisanal » et développe à partir de là une identité politique. Car c'est prétentieux. Par ailleurs, les signes par lesquels il indique le caractère radical de son beurre de cacahuètes sont essentiellement les mêmes que ceux utilisés par les marketeurs. Il affiche en continu sur les réseaux sociaux des photos artistiques où on le voit fabriquer son beurre de cacahuètes, idéalement dans un immeuble en reconversion, en pleine lumière naturelle. Il est davantage un directeur artistique qu'un fabricant de beurre de cacahuètes, et il se rend compte, de façon tragique, que sa vie entière est une opération de promotion. Tel est le génie du capitalisme : transformer toute contestation en marchandise, et ainsi la neutraliser.
Mais cette comédie recouvre quelque chose de plus intéressant que la simple nostalgie ou le simple esthétisme. Le fabricant de beurre de cacahuètes tout comme son consommateur veulent rapprocher la provenance des objets qu'ils utilisent, et leur espoir tacite, me semble-t-il, est qu'en retrouvant une échelle humaine et naturelle de production et de consommation ils retrouvent une certaine intelligibilité du monde. Dans le monde actuel, nous pouvons avoir l'impression de nous déplacer dans des lignes de force projetées de loin par des forces impersonnelles, vastes et difficiles à saisir, et que personne ne peut embrasser seul. Avoir une réelle prise sur le monde est une expérience individuelle assez rare, et c'est précisément ce qu'offre le travail manuel. Votre effet sur le monde y est direct, et les fruits de votre action sont exposés aux yeux de tous. C'est un besoin humain élémentaire. C'est ainsi que nous devrions comprendre la manière dont certains satisfont ce besoin dans une culture faite d'abstraction, sans être trop méprisants à leur égard.
Aussi, n'oublions pas que l'intérêt pour le travail manuel ne se limite pas à une contestation culturelle, mais possède une véritable justification économique. Aux États-Unis au moins, on reconnaît de plus en plus que l'artisanat qualifié peut offrir un chemin plus fiable vers la classe moyenne que la compétition pour des métiers plus attrayants (par exemple, l'édition), qui exigent une formation sans fin et l'accumulation de dettes importantes pendant les études. Ici, si vous êtes chanceux, vous finissez par découvrir, après quelques stages non rémunérés, que vous participez à une loterie où les gagnants, peu nombreux, emportent toute la mise. Entre-temps, des soudeurs et des mécaniciens dans leur vingtaine gagnent 100 000 dollars par an. De fait, l'idée que l'enseignement supérieur est un investissement professionnel commence à ressembler à ce que les marxistes appellent la fausse conscience, où l'employé de bureau joue le rôle du nouveau prolétariat.
Dans les vingt dernières années, la logique de séparation entre la pensée et l’action s’est appliquée à bien des emplois de bureau.
Les métiers manuels restent cependant assez dénigrés dans nos sociétés. Pourquoi, selon vous ?
La raison la plus vraisemblable est l'obsession d'Internet. Au début des années 1990, nous avons imaginé que tout le monde allait bientôt planer dans la sphère spectrale de la pure économie de l'information, où personne n'aurait à faire quoi que ce soit de réel. En remontant un peu plus loin, on peut mentionner l'expansion de l'enseignement supérieur après la Seconde Guerre mondiale, indissociable de la conception d'une mobilité ascendante sans limites. Cela voulait dire quitter la ferme familiale ou l'entreprise de plomberie paternelle. Mais le moment crucial se situe encore plus en amont, avec l'invention de la « chaîne de montage » dans les premières décennies du XXe siècle. L'effet de cette innovation a été de séparer la pensée de l'action. La conception du travail a été ôtée du lieu de son exécution et localisée dans une classe séparée (et beaucoup plus étroite) d'ingénieurs et de dirigeants. Cela a permis de remplacer des travailleurs qualifiés par des travailleurs non qualifiés et de réduire le coût du travail. Nous en avons tiré cette dichotomie entre travail intellectuel et travail manuel.
Ces catégories sont peut-être valides dans le contexte de la chaîne de montage, mais, appliquées au travail manuel considéré plus largement, elles n'ont pas de sens. Essayer de diagnostiquer les causes du dysfonctionnement d'une voiture n'est pas un problème trivial. Nous supposons que si une tâche est sale, elle est forcément stupide, mais en réalité, si nous y prêtons attention, la catégorie de pensée qui a cours dans l'artisanat qualifié peut être authentiquement impressionnante.
Ironie supplémentaire, dans les vingt dernières années, la logique de séparation entre la pensée et l'action s'est appliquée à bien des emplois de bureau : résultat, bien des employés sont réduits à de simples commis qui exécutent des plans conçus ailleurs. Le « sweatshop électronique », cela existe. Mais le travail réalisé par un plombier, un électricien ou un mécanicien est fondamentalement différent de la chaîne de montage. Les circonstances physiques dans lesquelles on réalise ce type de travail varient trop pour pouvoir être réduites au simple respect d'un ensemble de procédures. Il requiert un sens de l'improvisation et de l'adaptation, et de solides compétences analytiques. Pour quelqu'un désireux d'utiliser son intelligence au travail, c'est une bonne vie.
Voyez-vous dans l'économie numérique une menace ou une opportunité ?
Les deux. Il faut avoir conscience de la question suivante : lorsqu'on dépend d'une plateforme de grande échelle pour se connecter avec ses clients, le propriétaire de la plateforme peut tout à fait accaparer la richesse produite. C'est ce qu'explique Jaron Lanier dans Who Owns the Future ? (paru en français sous le titre Internet : qui possède le futur ?, NDLR).
Mais j'y vois une opportunité pour la « cottage industry » (un système de production où les personnes travaillent chez elles en utilisant leur propre matériel, NDLR), qui peut être facilitée par le Web. Je passe beaucoup de temps sur des forums techniques destinés à un public extrêmement étroit – ceux qui pratiquent la course automobile ou travaillent sur un modèle particulier de voiture ou de moto. Ce sont des communautés où les contributeurs les plus savants en viennent à être largement reconnus comme tels. Souvent, ces gourous techniques expérimentés gèrent une entreprise dans un domaine proche, et c'est en participant à ces forums qu'on en apprend l'existence et qu'on y fait éventuellement appel. Bien sûr, nombreux sont ceux qui y recherchent des conseils gratuits, et les gourous passent beaucoup de temps à ce « travail fantôme ». Mais c'est tout de même un moyen pour ceux qui possèdent une expertise approfondie de se connecter avec le petit marché de ceux qui en ont besoin.
Les vidéos de démonstration disponibles sur YouTube sont souvent impressionnantes ; l'état de l'art de nombreuses compétences techniques progresse comme jamais parce que les gens partagent leurs découvertes. Je pratique quelque chose qu'on appelle le « formage du métal » – l'art de courber la tôle sur plusieurs dimensions en utilisant essentiellement des outils manuels. Il y a vingt ans, c'était un art moribond, mais aujourd'hui, il est accessible et de nouvelles techniques sont introduites. Les opportunités sont sans doute nombreuses pour ceux qui peuvent combiner les techniques de fabrication traditionnelles avec le design assisté par ordinateur.
Que faire pour attirer les personnes vers l'artisanat ?
Tout simplement les y exposer : la révélation que vous pouvez produire quelque chose est souvent étonnante pour les plus jeunes. Tout dans leur environnement concourt à les habituer à un état de dépendance où ils sont les consommateurs passifs d'expériences préfabriquées. Prendre quelques matériaux communs – quelques planches de bois –, des outils élémentaires et des techniques de base pour produire un objet utile comme une étagère offre un aperçu d'une manière entièrement différente de se rapporter à son environnement. Pour certains enfants, ce sera comme cette scène de Matrix où Keanu Reeves sort de sa nacelle et ôte la prise fichée dans sa tête.
Les deux ouvrages de Mathew B. Crawford sont édités aux éditions La découverte. Éloge du carburateur est également disponible en édition de poche.