Lalo Schifrin s’explique

Le Monde de ce jour publie l’interview de Lalo Schifrin, 84 ans, grand compositeur de films (Mission impossible, Bullitt, L’Inspecteur Harry…), l’un des trois « grands » nés avant la guerre avec Michel Legrand et Ennio Morricone – dont on vient de souhaiter l’anniversaire hier.
Né en Argentine, il y fut l’élève de Enrique Barenboim, le père de Daniel, et plus tard celui de Messiaen, au conservatoire de Paris dans les années 50s. Pianiste de jazz, il joua notamment dans l’orchestre de Dizzy Gillespie. Cet interview est émaillé de considérations fort intéressantes sur la musique classique et le jazz, le style, la forme en musique. A lire ci-dessous.

 » J’aime la culture française depuis mon enfance en Argentine. La lecture des Trois Mousquetaires et l’étude de la musique française m’ont bien aidé pour The Four Musketeers – On l’appelait Milady, de Richard Lester, 1974 – . La curiosité est un moteur chez moi. J’ai toujours pratiqué l’ethnomusicologie. Pour Opération Dragon – 1973 – , j’ai tenu à incorporer des éléments de musique chinoise. Il est moins connu que Mission impossible mais mon travail le plus important, à mes yeux, est Cantos Aztecas, en 1988. Au pied de la pyramide de Teotihuacan, on a monté un plateau pour le chœur et l’Orchestre philharmonique de Mexico et quatre solistes, dont Placido Domingo, que j’ai dirigés.

Tout a commencé lorsque, à 6 ans, je dessinais en me demandant quel pouvait être le son de chaque couleur. Pour l’orange, par exemple, je demandais à mon père, qui était premier violon de l’Orchestre philharmonique de Buenos Aires, si on pouvait associer le hautbois et le clavecin. J’ai eu de la chance, j’ai appris le piano auprès d’Enrique Barenboim, le père de Daniel – qui a lui-même -dirigé en 2003 ma Fantasy for Screenplay and Orchestra à la tête du Chicago Symphony Orchestra –, j’ai pu rencontrer Toscanini au Teatro Colon, l’opéra de Buenos Aires. Mais Borges a dit que chance et destin sont synonymes…

Votre destin a consisté à unir langage classique et jazz, -notamment avec votre série d’enregistrements  » Jazz Meets the Symphony « , lancée au -début des années 1990…

Je ne fais aucune différence entre les deux. Le jazz n’est-il pas la musique classique des Etats-Unis ? Au départ, il y a la danse : on dansait le menuet. Le jazz, à ses débuts, se dansait également, puis on s’est mis à seulement l’écouter car, avec le be-bop, Dizzy Gillespie et Charlie Parker, ça jouait trop vite. On a appelé la Septième Symphonie de Beethoven  » la symphonie de la danse  » : avec ses rythmes, on pourrait la chorégraphier. Et Stravinsky a commencé à écrire pour des ballets. Boulez, qui ne s’intéressait pas à la danse, a pourtant livré dans son recueil Relevés d’apprenti une extraordinaire analyse des cellules rythmiques du Sacre du printemps. Sous l’influence de Messiaen…

Olivier Messiaen, dont vous avez été, comme Boulez, l’élève au Conservatoire de Paris, tout en jouant du jazz le soir. Et dont on trouve trace dans votre -musique, par exemple avec The Plot, un des thèmes de Mission impossible…

J’ai effectivement étudié ses modes à transposition limitée et ses rythmes non rétrogradables. Et je me suis permis d’utiliser un de ces modes dans The Plot. J’espère, en avouant cela, que sa famille ne me fera pas de procès… Le thème est de moi, mais je lui dois cette échelle de six notes, que Debussy avait utilisée avant lui : do-ré-mi-fa dièse-sol dièse-la dièse.

Le jazz repose sur l’impro-visation, le classique sur -l’interprétation. Comment concilier les deux ?

Je travaille comme pour une sonate, mais en deux mouvements, en éliminant le scherzo. Dans le classique, il y a le thème et les variations. Les musiciens de jazz, eux, n’improvisent pas sur n’importe quoi, ils le font aussi à partir d’un thème. Le be-bop s’est éloigné de la triade do-mi-sol pour des accords très étendus. Surtout avec Dizzy Gillespie, qui était un trompettiste incroyable mais aussi un grand compositeur et un maître.

Quand j’ai rejoint son orchestre en 1956, j’ai appris avec lui autant qu’avec Messiaen. Il m’a permis d’écrire l’album Gillespiana – 1960 – et m’a fait venir aux Etats-Unis. Il a été un deuxième père pour moi, en me protégeant. J’étais le seul Blanc dans son orchestre, et il y avait des musiciens noirs racistes. L’un d’eux, jaloux, m’a insulté en demandant à Dizzy pourquoi il avait pris un pianiste blanc. Il lui a répondu :  » Si j’étais sûr que tu peux jouer mieux, je t’engagerais.  » Pour lui, on était bon ou mauvais, c’est tout.

Le thème de Mission impossible est resté célèbre pour son rythme en 5/4, révolu-tionnaire en 1966…

Oui, mais cela ne l’était pas pour moi. Il y a quelques années, nous avons été invités avec Jazz Meets the Symphony à Salzbourg. Lors de la conférence de presse, une journaliste m’a demandé pourquoi j’avais composé en 5/4. Comme j’étais d’humeur blagueuse, je lui ai répondu qu’après les essais nucléaires américains au Nouveau-Mexique, des gens étaient nés avec cinq jambes, qu’ils ne pouvaient pas danser sur du 4/4, prévu pour les bipèdes, et que j’avais écrit ce thème pour eux. Cette critique a publié l’explication en la prenant pour argent comptant. Mon agent a cru que j’étais devenu fou.

Flûte, cuivres pétaradants et -syncopes : Mission impossible -a-t-il défini votre style ?

Non, car je n’ai pas de style. Je ne veux pas en avoir car cela empêche le renouvellement. La musique est chez moi une façon de parler. Je ne peux la faire sur commande. Quand je n’ai rien à dire, je n’en écris pas.

Une page blanche, c’est -précisément ce que vous avez rendu à Peter Yates pour Bullitt (1968), quand la course- -poursuite dans les rues de San Francisco est lancée, -annoncée par votre musique…

Il voulait que je continue et j’ai refusé. Je lui ai expliqué qu’il y avait déjà une orchestration avec les bruits des voitures et que, si on ajoutait une musique, il faudrait choisir entre les deux. Cette  » musique concrète  » était plus importante. Le silence, c’est la continuation de la musique, il en fait partie. C’est un son que l’on doit écouter.


Votre musique a été abondamment samplée depuis les années 1990, notamment par le groupe de trip-hop Portishead – dont Lalo Schifrin ignore l’existence – et par le milieu du hip-hop, qui voue un culte à Opération Dragon. En êtes-vous fier ?

Mieux vaut trop que pas assez. Je suis au courant mais ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas le temps d’écouter ce genre de musique. Une journée n’a que 24 heures et je compose tout le temps en dehors de mes plages de silence, le soir dans mon lit, même quand je veux dormir, parce que j’ai peur d’oublier. Je note alors des idées que je développerai le lendemain.

Votre deuxième concerto pour guitare a été créé en août par le chef vénézuélien -Gustavo Dudamel, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Los Angeles. Pensez-vous avoir -obtenu la reconnaissance des mélomanes ?

Pas encore, je n’ai pas une grande production dans ce domaine. Mais que ce soit accepté ou non n’est pas mon problème. Je suis heureux que des orchestres symphoniques jouent ma musique. Je viens de terminer un concerto pour tuba. Ecrire pour cet instrument, qui peut produire des sons inouïs, sans le couler dans l’orchestre, était un casse-tête. J’ai toujours pensé que composer, c’est poser un problème et le résoudre.

Propos recueillis par Bruno Lesprit
© Le Monde 11 novembre

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