La mort d’Elliot Carter

Le compositeur américain Elliott Carter est décédé à New York, à l’âge de 103 ans, a annoncé le 6 novembre sa maison de disques. Carter a composé 158 œuvres, de Symphonie n° 1 (1942) à Instances, prévue pour février 2013. Il a remporté par deux fois le prix Pulitzer de musique, pour son Quatuor à cordes numéro 2 (1960) puis son Quatuor à cordes numéro 3 (1973).

Mazurka lui avait consacré un billet sur ce blog en 2007; à l’occasion de son presque centenaire.
Voici l’excellente et très complète nécrologie que Pierre Gervasoni lui consacre dans Le Monde :

Exact contemporain d’Olivier Messiaen, Elliott Carter connut un développement artistique presque inverse de celui du maître français. Alors que son aîné d’un jour parvint assez vite à l’élaboration d’un style susceptible de favoriser des décennies de créations originales, Carter mit beaucoup de temps à définir des modes d’expression conformes à son désir d’écrire une musique fondée sur l’expérience personnelle. Il se cultiva longuement dans de multiples domaines avant d’envisager, à plus de quarante ans, une première synthèse qui lui valut davantage de reconnaissance dans les milieux modernistes de France et d’Allemagne qu’auprès de ses collègues américains même les plus indépendants. Pourtant, Elliott Carter n’adhéra jamais au système sériel qui prévalut en Europe dans les années 1950, sans toutefois suivre la voie d’une libre tonalité, empruntée par ses compatriotes les plus estimables.

Influencé par Alfred North Whitehead (1861-1947), philosophe et mathématicien anglais défenseur de « l’organicisme », Carter conçut ses œuvres comme des parcours de vie qui empruntèrent certaines de leurs orientations à la littérature (Joyce), à la poésie (T.S. Eliot), à la danse (Balanchine) et au cinéma (Eisenstein). Avide de connaissance et toujours en quête de renouveau, Carter livra à propos des Variations pour orchestre (1954-55) une note d’intention qui vaut assurément pour la totalité de ses œuvres ultérieures. « J’ai essayé de donner une expression musicale aux expériences que chacun, aujourd’hui, peut avoir lorsqu’il est confronté à tant d’exemples remarquables et imprévus de changements et de relations de caractère, découverts dans la sphère humaine par les psychologues et les romanciers, dans le cycle de vie des insectes et de certains animaux marins par les biologistes, en vérité, dans chaque domaine de l’art et de la science. »

Né à New York, le 11 décembre 1908, Elliott Carter grandit dans une famille bourgeoise qui n’est pas versée dans la pratique artistique mais qui a le sens des affaires. Son père, patron d’une fabrique de dentelles, trouve moins d’intérêt à l’apprentissage du piano (vague hobby de l’enfant de dix ans) qu’à celui de la langue française (acquise au contact d’une gouvernante immigrée). Les années 1920 voient le jeune Elliott, très attiré par le théâtre, fréquenter quelques intellectuels new yorkais et effectuer de nombreux voyages en Europe.

En 1924 a lieu une rencontre importante pour la suite de sa carrière. Carter devient un proche de Charles Ives, compositeur iconoclaste qui l’invite sans sa loge aux concerts de l’Orchestre symphonique de Boston. C’est toutefois au Carnegie Hall de New York que le jeune homme décide de devenir compositeur, après avoir assisté à une exécution du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, sous la direction de Pierre Monteux. L’Inde, Bali, la Chine, les pays arabes, les traditions extra-occidentales s’ajoutent au bagage culturel de Carter qui intègre l’université de Harvard sur recommandation de Charles Ives.

L’étudiant qui poursuit ses découvertes tous azimuts (de la littérature allemande au grec ancien) n’opte qu’en 1930 pour une spécialisation musicale sous la houlette, entre autres, de Walter Piston (harmonie, contrepoint) et de Gustav Holst (composition). Toujours en contact avec l’Europe, Carter séjourne à Paris de 1932 à 1935 afin d’étudier à l’Ecole de normale de musique avec Nadia Boulanger. Introduit auprès de nombreux compositeurs, dont Stravinsky, il fréquente aussi Paul Valéry et Chaïm Soutine.

De retour aux Etats-Unis il gagne sa vie comme critique musical et épouse, en 1939, la sculptrice Helen Frost-Jones. En 1943, Carter est affecté à l’Office of War Information où il s’occupe des programmes en langue française à destination de l’Europe. Le compositeur célèbre la Libération de Paris par une Holiday Overture qui témoigne d’interrogations esthétiques également perceptibles dans deux sonates marquées par le jazz et les musiques populaires, l’une (1945-46) pour piano et l’autre (1948), pour violoncelle et piano. Peu satisfait par ces productions, Carter éprouve la nécessité de réfléchir en profondeur aux enjeux de la création. Pour cela, il se retire dans le désert de l’Arizona et y vit en ermite de l’automne 1950 au printemps 1951. C’est là qu’il écrit son premier Quatuor à cordes, dont certains éléments auraient été inspirés par Le sang d’un poète, film de Jean
Cocteau. Le genre du quatuor aura permis à Carter de trouver sa voie.

Après ce premier essai, qui lui vaut une reconnaissance internationale, un deuxième Quatuor à cordes, inspiré de La montagne magique de Thomas Mann, obtient, en 1960, le Prix Pulitzer et se distingue par l’assimilation des instruments à des personnages. Carter poursuit dans cette direction avec le 3e Quatuor (1971) et surtout le 4e (1986), qui revêt le caractère d’une conversation entre quatre individus. Dans le 5e Quatuor (1995), ces derniers sont des instrumentistes en train de répéter.

Si la musique de chambre captive, le compositeur l’aspect social qui régit les concertos le motive également. Le Concerto pour orchestre (1969) s’apparente à une foule pour laquelle « l’attention serait portée d’une personne à l’autre, comme dans un film ». Le Concerto pour clarinette (1997), commandé par Pierre Boulez (soutien indéfectible de Carter) à l’occasion des vingt ans de l’Ensemble Intercontemporain, invite le soliste à se déplacer pour communiquer avec cinq groupes instrumentaux. Le grand orchestre constitue également un terrain privilégié pour développer des relations symboliques entre les instruments.

Symphonia : sum fluxae pretium spei (1998) fait référence au vers latin d’un poète anglais qui honore la bulle de l’inspiration. Essentiellement instrumentale, la production de Carter compte quelques pages avec voix, parmi lesquelles un opéra, What Next ? (1999) qui pose des questions de société. Rapportée à un compositeur alors âgé de 91 ans, l’interrogation pointée par le titre (« Quoi d’autre ensuite ? ») permet d’entrevoir la particularité de Carter.

Quoi d’autre après cet opéra ? Plus d’une trentaine d’œuvres au cours de la décennie, neuf (d’une durée globale d’environ une heure) pour la seule année 2007 ! A compter des années 1980, l’apparition des œuvres nouvelles « connaît une stupéfiante accélération qui semble ne pas vouloir cesser » souligne Max Noubel, biographe et exégète du compositeur (Elliott Carter ou le temps fertile, Contrechamps Editions). Carter ayant accédé à la maîtrise de son langage à plus de 70 ans, seule une exceptionnelle longévité devait lui permettre d’en tirer profit.

Pierre Gervasoni

2 réflexions sur « La mort d’Elliot Carter »

  1. Bel hommage pour Ce grand compositeur Elliott Carter qui aura eu une belle vie, et quelle présence à 103 ans jusque dans cet ultime interview avec la talentueuse violoncelliste Alisa Weilerstein. : voir ici : http://www.youtube.com/watch?v=1stGn4NA-tU

    je remarque que la toile s’est enrichie depuis 2007 sur Elliott Carter, sans doute grâce à l’anniversaire du centenaire en 2008, et les concerts qui ont suivi, à vrai dire, lorsque je décidais d’écrire ce papier  » Elliott Carter un jeune centenaire et un grand compositeur » en 2007, sur le site de JLFoucart, il n’y avait pratiquement aucun exemple audio sur le web.et très peu d’articles. You tube and cie et les divers sites de musique, se sont actualisés tant mieux, that’s great !!!
    Adieu et Merci Maestro !

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