Les bonheurs de la gamme de Do majeur

par Laurent Coulomb

(Voici un billet musical établi à partir des réflexions livrées sur les forums de MusiComposer à partir d’un sujet proposé par Émilie, voici quelques temps.)

Manuscrit JS Bach BWV 1030
Transcrire, c’est traduire une œuvre d’un instrument ou d’un groupe instrumental à un autre, en respectant le plus de nuances possible de l’original. Or en musique comme en littérature, bien souvent, «  traduttore, traditore » ! Quels sont donc les enjeux de cet exercice ?

Appuyons-nous sur le cas le plus difficile, la transcription de l’orchestre au piano : cas fort difficile, en effet, si l’on veut rendre les effets orchestraux, la variété des dynamiques, des contrechants, etc., en les traduisant avec les techniques propres au piano (pis encore pour d’autres instruments moins polyphoniques).

Deux options me semblent se présenter alors au transcripteur.

Première option : rendre le plus efficacement possible toutes les nuances instrumentales de l’original. Dans ce cas-là, le goût musical doit se marier sans faille à la maîtrise technique de l’instrument pour lequel on transcrit : il faut connaître les secrets de l’instrument pour y adapter efficacement tel effet voulu par le compositeur et destiné initialement à tel(s) autre(s) instrument(s).

L’un des cas les plus fameux reste la transcription réalisée par Liszt de la
Symphonie fantastique
de Berlioz, qui abonde en octaves, trémolandos, et autres artifices pianistiques destinés à mieux rendre les sortilèges orchestraux. La comparaison est ici éclairante.
Prenons l’introduction du second mouvement,
Un Bal
: il s’agit pour Liszt de rendre les frissonnements de l’orchestre ; pour ce faire, là où Berlioz écrit des croches en tremolo aux basses, le virtuose utilise des triolets de double croches à l’octave (main gauche), adaptant la technique du piano à la sensation qu’il est nécessaire de rendre (mes.3-4 et suiv.). De même, mes. 26-29, Liszt recourt à de fringants arpèges de quadruples croches, traitement typiquement pianistique très différent de la texture originelle. Le moindre détail orchestral est ainsi rendu : mes. 34-35, les basses en octaves sont renforcées de difficiles sixtes, pour traduire les gammes des deux harpes à une sixte d’écart).

Partitions à comparer sur le site IMLSP:
La symphonie fantastique

et une interprétation de ce même
Bal
lisztien :

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On peut aussi citer un bel exemple d’ autotranscription par un compositeur à travers le méconnu
Concerto pour piano n° 6 op. 61 a de Beethoven, que le Maître arrangea (à son propre usage) à partir de son Concerto pour violon en ré majeur.

Le travail réalisé ici est très fidèle à l’original : ligne principale doublée aux deux mains ou quasiment (cf. par exemple mes. 97-100), basse empruntée à celles de l’orchestre, etc. On est vraiment dans la transcription et non dans la réécriture, et pourtant l’ensemble sonne fort bien au clavier. Seul changement formel notable : une cadence a été écrite par Beethoven sous la forme d’un duo entre le piano et… les timbales ! Pour les curieux, voici la partition de ce Concerto op 61 a sur IMSLP.

Plusieurs versions ont été enregistrées, par Pietro Spada, Fr.-R. Duchâble, R. Brautigam, etc.

La seconde option relève davantage de l’adaptation/réduction que de la transcription au sens strict me semble-t-il : il s’agit de présenter une œuvre musicale donnée dans la substantifique moelle de son discours, mais sans forcément s’attacher à tous les détails originels. C’est un peu comme réécrire un texte du français médiéval en français moderne, ou bien sélectionner dans
Les Misérables
les passages clés qui en rendront l’intrigue dans les grandes lignes. Musicalement parlant, il s’agit par exemple de simplifier le discours, la polyphonie, les dispositions de voix, pour conserver le mouvement global, mais en allégeant la texture. C’est alors une procédure de simplification, qui normalement ne recourra pas aux techniques de virtuosité. Ces transcriptions sont le plus souvent un travail destiné aux amateurs plus ou moins éclairés, davantage qu’à la scène et aux virtuoses. Citons – un exemple entre mille ! – la transcription du Boléro de Ravel pour piano à 2 mains (il fallait oser) par R. Branga, éditée chez Durand.

Pour ma part, je réalise plus souvent ce genre de transcription-simplification pour conserver la substantifique moelle d’un morceau (mélodie, harmonie, rythme, quelques figures rythmiques). Il s’agit le plus souvent d’adapter à mon modeste niveau des œuvres qui me plaisent. Mais je ne m’attaque que rarement à des morceaux qui seraient un défi réel (par manque de temps et comme je l’ai dit, de capacités pour jouer ensuite l’objet du désir !).

Seule exception : l’introduction du Concerto n° 1 de Tchaikovski, et la
Marche au Supplice
de la Symphonie fantastique. Dans ces deux cas, j’ai voulu rendre un discours plus qu’une texture, de sorte que j’ai simplifié bien des traits (comment chercher à singer Liszt, de toute façon ?).

La transcription possède-t-elle une réelle part de créativité ?

La part de créativité est donc forcément très limitée, me semble-t-il, dans cet exercice de transcription. Mais elle n’est pas nulle si on joue le jeu. Il s’agit en effet de la créativité de l’instrumentiste, qui connaît à fond son instrument, et doit donc trouver le meilleur moyen technique de rendre un effet voulu par le compositeur. Cependant, il n’en est pas moins vrai que la créativité en ce domaine ne s’exerce réellement que lorsque l’objectif reste une réelle transcription, en employant pleinement toutes les ressources techniques idoines (sans limite de virtuosité notamment, ou si peu).

Dès lors, la part de créativité peut consister dans le problème suivant : comment rendre tel passage complexe avec les effets les plus simples, sans trahir pour autant l’original ? Simplification des textures, du rythme (voire plus rarement de l’harmonie, jamais – si possible – de la mélodie) : c’est dans la résolution du problème que peut se nicher la part de créativité, qui distinguera souvent telle transcription de telle autre. Pour le premier mouvement du Concerto pour 4 claviers BWV 1065 de Bach, par exemple, l’un des problèmes de ce type a été l’antépénultième mesure du mouvement, où plusieurs figures et rythmes se superposaient à des « étages sonores » différents : dans la modeste traduction que j’ai tentée et proposée sur Musicomposer, il a fallu trancher sur ce que je voulais faire ressortir, et comment rendre le tout à peu près pianistique.

De ce point de vue, la transcription du célèbre
Vol du Bourdon
par Cziffra, déjà signalée par Émilie, se caractérise par une complète réécriture du morceau, au service de la
virtuosité
au lieu de mettre la virtuosité au service du rendu d’une texture musicale. On a bel et bien affaire à l’expression d’une créativité réelle (celle de l’instrumentiste), mais s’agit-il encore d’une transcription de la pensée de Rimsky-Korsakov ?

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Comparons donc cette transcription à une autre (dont l’auteur n’est pas signalé ici), beaucoup plus fidèle à la construction de l’original, interprétée par Horowitz :

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L’exemple des Symphonies de Beethoven transcrites par Liszt me semble illustrer davantage la fidélité du transcripteur à l’esprit originel, en n’employant la créativité de l’instrumentiste qu’au service de la pensée du créateur originel. Un exemple par Glenn Gould lui-même :

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Pour ceux qui seraient intéressés de débattre d’exemples spécifiques, je proposerai de comparer sur
MusiComposer
deux transcriptions du célébrissime Prélude de la Première Suite pour violoncelle, en sol majeur de Bach : l’une de ma plume (que j’ai voulue un peu plus pianistique), et l’autre de Siloti, beaucoup plus fidèle à la lettre exacte de la courbe du violoncelle.

Laurent Coulomb

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