Analyse : Messiaen, Quatuor pour la fin du Temps

(Merci à Jean-Armand Moroni pour cette contribution musicologique. JLF).

Cet article est le premier d’une série où l’on analyse, mouvement par mouvement, le Quatuor pour la fin du Temps de Messiaen.

Vous l’aurez sans doute remarqué: il n’existe pas de site Internet dédié à l’analyse de pièces de musique. Réaliser un tel site serait pourtant à la portée d’un groupe de musicologues, d’une université, d’une institution telle l’IRCAM ou le CNSMDP… Mais j’ai cité ici des professionnels, qui vivent de leur compétence et n’entendent pas la dispenser gratuitement sur Internet. On trouve la même difficulté quel que soit le domaine : combien d’articles de Wikipédia sont écrits par des professionnels du domaine ?
Retroussons donc nos manches, et attelons-nous à la besogne. J’appelle toutes les bonnes volontés, qui disposent de compétences en analyse et sont prêtes à les mettre en œuvre bénévolement, à me contacter par la messagerie privée du site, afin de constituer ici un éventail d’analyses conséquent !

Revenons au Quatuor pour la fin du Temps

Cette pièce est importante dans l’évolution du style de Messiaen, et pour l’évolution de la musique du XXième siècle en général. Elle anticipe en effet les mouvements minimalistes (Terry Riley, Steve Reich), l’écriture par processus (Ligeti, Pärt), le syncrétisme entre musiques du Monde, voire la musique New Age. Bien entendu de tels rapprochements auraient fait hurler Messiaen, dont la foi chrétienne ne tolérait pas les à-peu-près théologiques. C’est pourtant comme cela que lui-même est apparu aux yeux des catholiques, au lendemain de la Guerre. Sa Turangalîlâ symphonie, où se mélangent nom et rythmes hindous, sujet chrétien, et hommage à Tristan, provoqua notamment Francis Poulenc qui parla d’une pièce écrite « pour le bidet et le bénitier« . Bien avant la mode de Katmandou, Messiaen avait étudié les deçi-tâla (« rythmes régionaux ») dans un traité du XIIIième siècle, et les rythmes de la Grèce antique, sous l’influence de l’un de ses professeurs, Maurice Emmanuel, qui fut un expert de la musique grecque.
Mais avant tout, je vous conseille d’acheter la partition du Quatuor pour la fin du Temps. Il s’agit de la seule œuvre importante de musique de chambre de Messiaen. De par son faible nombre d’instruments, elle a un prix abordable : 20€, ce qui pour une partition encore protégée, est exceptionnellement bas. A titre de comparaison, si vous voulez vous procurer son opéra Saint-François d’Assise, il vous en coûtera… 2300€. Certes, les 8 volumes de la partition d’orchestre pèsent paraît-il 25 kg, ce qui signifie qu’au poids, le prix est similaire.

Pour l’écoute, vous trouverez des enregistrements de chaque mouvement sur YouTube, en cherchant « Messiaen quatuor » ou « Messiaen quartet ».

Les circonstances de composition du Quatuor pour la fin du Temps sont célèbres : en 1940, Messiaen est déporté au stalag de Görlitz, en Silésie. En chemin puis sur place, il fait connaissance avec plusieurs instrumentistes d’excellent niveau, comme lui déportés : Henri Akoka (clarinette), Jean Le Boulaire (violon), Etienne Pasquier (violoncelle, fondera le Trio Pasquier avec ses frères). Pour eux et pour lui, il compose un quatuor en huit mouvements, certains d’entre eux adaptés de pièces précédemment publiées. Le quatuor est créé le 15 janvier 1941, par un froid sibérien, sur des instruments délabrés, devant 500 prisonniers. Il sera repris en juin de la même année à Paris, Messiaen ayant été libéré.

Cette pièce présente des caractéristiques de composition qui la rendent exemplaire dans la production de Messiaen. Ici plus qu’ailleurs, Messiaen applique des règles de composition strictement. Il en explique d’ailleurs une partie, dans la préface de la pièce, comme il en a souvent l’habitude : Messiaen est un compositeur qui invite le lecteur dans sa cuisine.

La préface commence par un commentaire sur le sujet de l’œuvre. Il s’agit du chapitre X de l’Apocalypse de Saint-Jean, où un ange dit : « Il n’y aura plus de temps ; mais au jour de la trompette du septième ange, le mystère de Dieu se consommera« . Messiaen ajoute : « Ce quatuor comporte 8 mouvements. Pourquoi ? Sept est le nombre parfait, la création de 6 jours sanctifiée par le sabbat divin ; le 7 de ce repos se prolonge dans l’éternité et devient le 8 de la lumière indéfectible, de l’inaltérable paix« .

Le langage musical est, dit Messiaen dans cette préface, « essentiellement immatériel, spirituel, catholique. Des modes, réalisant mélodiquement et harmoniquement une sorte d’ubiquité tonale, y rapprochent l’auditeur de l’éternité dans l’espace ou infini (sic). Des rythmes spéciaux, hors de toute mesure, y contribuent puissamment à éloigner le temporel. (Tout ceci restant essai et balbutiement, si l’on songe à la grandeur écrasante du sujet !)« .


Voici une première approche des huit mouvements. Les articles suivants traiteront en détail chaque mouvement.
Un point à noter, est que plusieurs mouvements font appel à une instrumentation partielle. L’idée n’est pas complètement nouvelle, mais reste rare à l’époque. On peut d’ailleurs l’interpréter, soit comme une volonté délibérée de la part de Messiaen de diversifier l’instrumentation des mouvements de son Quatuor, soit comme une conséquence de la reprise de pièces antérieures : il semble en effet que seuls les mouvements faisant appel au quatuor entier (I, II, VI, VII) aient été composés à Görlitz, avec l’idée du quatuor sur le thème de l’Apocalypse en tête.

I – Liturgie de cristal

Ce premier mouvement rassemble les quatre instruments.
Le piano égrène des accords, une suite de 29 accords, toujours les mêmes, sur un rythme également immuable mais constitué de 17 notes ; Messiaen parle de « pédale rythmique ». L’idée est de créer une forme sans commencement ni fin.
Au-dessus, le violon et la clarinette imitent des oiseaux, tandis que le violoncelle joue des notes lentes en harmoniques, dans une longue phrase comportant une symétrie rythmique. On sait que Messiaen se spécialisera plus tard dans la transcription de chants d’oiseaux – ce qui donnera notamment Les oiseaux exotiques pour piano et orchestre, Catalogue d’oiseaux pour piano seul, où chaque espèce d’oiseau est scrupuleusement précisée. Ici, il est seulement question « d’oiseaux » sans autre détail.


(image sur le site de l’IRCAM)

II – Vocalise, pour l’Ange qui annonce la fin du Temps
Cette pièce groupe de nouveau le quatuor entier. Toutefois le violon et le violoncelle jouent constamment à la double octave l’un de l’autre, une phrase que l’on entend d’abord rapide, puis beaucoup plus lente. La clarinette émet des phrases d’oiseau, mais aussi des fusées sur un accord déjà entendu au premier mouvement. Le mouvement comporte une longue partie centrale où le piano égrène une suite d’accords denses.

III – Abîme des oiseaux
Cette pièce pour clarinette seule surprend par sa modernité. On y entend notamment, par trois fois, un crescendo sur une seule note, de ppp à ffff, ce à quoi la clarinette se prête admirablement (de tous les bois, c’est celui qui dispose de la plus grande dynamique). Ce crescendo met en valeur le changement de timbre de l’instrument avec l’augmentation de la puissance, et l’on pense bien entendu au futur mouvement spectral : Gérard Grisey et Tristan Murail font partie des élèves de Messiaen.
Il est possible que cette pièce ait été écrite avant le Quatuor, car l’un des interprètes se souvient que le clarinettiste la répétait avec Messiaen dans un camp de transit. Toutefois ce souvenir diffère de celui de Messiaen.

IV – Intermède
Ce mouvement, pour clarinette, violon et violoncelle, est comme extérieur au reste de la pièce. Il s’agit en fait de la première pièce que Messiaen a composée au stalag de Görlitz. Il n’avait pas encore trouvé de piano, d’où son absence dans l’instrumentation. Lorsque Messiaen a ensuite écrit le Quatuor pour la fin du Temps, il n’a pu s’empêcher d’y inclure la première pièce qu’il avait écrite pour les mêmes personnes. Messiaen s’est contenté d’ajouter des rappels d’éléments du Quatuor, pour assurer la cohérence ; mais ses éléments sont comme des pièces rapportées, il n’y a pas eu de travail de réécriture. La pièce sonne également plus tonale, et formellement plus claire.
Messiaen est dans sa préface aussi explicite qu’on peut l’être en pareille circonstance : « Scherzo, de caractère plus extérieur que les autres mouvements, mais rattaché à eux, cependant, par quelques « rappels » mélodiques« .

V – Louange à l’Eternité de Jésus
Dans toute pièce de Messiaen, il y a un mouvement extrêmement lent. Ici, il est noté « Infiniment lent, extatique » ; nous aurons un second mouvement lent à la fin du Quatuor.
Ce mouvement est une réécriture d’une partie d’une pièce antérieure, la Fête des belles eaux, pour 6 ondes Martenot, une commande de la Ville de Paris pour une exposition internationale en 1937. La pièce était accompagnée de jeux d’eaux et de lumières.
Ecrit pour violoncelle et piano, le mouvement repose sur les dissonances que fait entendre le chant « majestueux, recueilli, très expressif » du violoncelle, avec le piano qui joue des harmonies répétées en (très lentes) doubles croches.

VI – Danse de la fureur, pour les sept trompettes
L’idée de la fureur divine est bien sûr présente dans l’Apocalypse, mais fait surtout penser à la danse de Kali, déesse destructrice et créatrice de l’hindouisme, dont le nom vient de Kala, le Temps.
Les quatre instruments sont de nouveau présents. Ils jouent à l’unisson (en octaves), ce qui constitue une audace assez peu fréquente, mais que l’on peut rattacher à de nombreuses musiques européennes où, la notion d’harmonie n’existant pas, tous les instruments jouent la même chose.
Les rythmes présentent un caractère non européen marqué. Messiaen écrit dans sa préface : « Rythmiquement, le morceau le plus caractéristique de la série« . On y trouve notamment ce que Messiaen appelle « rythmes non rétrogradables », c’est-à-dire des rythmes avec un axe de symétrie, souvent matérialisé par une note brève, que Messiaen appelle « valeur ajoutée ». La seule écoute de ces rythmes suffit à identifier Messiaen.
Vers la fin de la pièce, le thème est repris, en valeurs augmentées, ffff et avec des sauts de registres.

VII – Fouillis d’arc-en-ciel, pour l’Ange qui annonce la fin du Temps
On croit tout d’abord qu’il s’agit d’un nouveau mouvement pour violoncelle et piano ; toutefois les autres instruments apparaissent un peu plus loin. Ce mouvement rappelle le second mouvement.
Le premier thème est traité en variations ; le second thème est traité en développement. Le « fouillis » est symbolisé par les doubles croches.

VIII – Louange à l’Immortalité de Jésus
Ce mouvement reprend le second mouvement du Diptyque pour orgue, pièce composée 10 ans auparavant. Cette seconde louange appelle le violon et le piano. Comme dans la précédente louange, il s’agit d’une mélodie accompagnée ; cette fois-ci le rythme d’accompagnement au piano n’est plus une suite de doubles croches régulières, mais le rythme triple croche – croche doublement pointée. La pièce se termine par une montée vers l’aigu, perdendosi comme dans le mouvement V, dans un aigu impalpable au violon, en note harmonique.

(suite à venir…)

© Jean-Armand Moroni

9 réflexions sur « Analyse : Messiaen, Quatuor pour la fin du Temps »

  1. Merci pour cette belle initiative. Votre propos est éclairant et je l’ai lu tout en écoutant, envouté, cette œuvre dans laquelle je n’avais jamais osé pénétrer. Je me permets de vous signaler que le romancier américain Richard Powers évoque sa création et commente ses mouvements dans son ouvrage « Orfeo ». Dans la traduction parue au Cherche Midi (Lot 49), ce passage va du bas de la page 125 à la page 137. Suivent quelques pages sur ce que sont devenus les trois compagnons de stalag, qui avaient contribué à la création de ce quatuor magique, donné en 1941 devant les prisonniers et leurs geôliers réunis. Pour corriger un peu ce que dit l’un de vos commentateurs, Messiaen et ses compagnons n’étaient pas des civils déportés comme Simone Veil, mais des soldats prisonniers de guerre. Powers indique sa source dans ses remerciements : « Et Messiaen composa » de Rebecca Rischin.

  2. Bravo, compliments.
    Une question, une remarque:
    Sur l’invitation à la première audition il est mentionné
     » Quatuor de la fin du temps »
    Alors que nous avons tous appris, et lu,
    même chez DURAND
     » Quatuor pour la fin du temps »
    Qui serait à l’origine de cette modification?
    Elle peut, à réfléchir, modifier la perception de cet ouvrage!
    À suivre …
    Merci.

  3. N’oublions pas que cette œuvre fut écrite pour quelques instruments, incomplets et désaccordés, dont Messian put entrevoir l’existence dans le Camp. Sa philosophie chrétienne à l’écoute des oiseaux y est pour une autre part. Car même au-dessus des camps de la mort, survolaient et gazouillaient des oiseaux. Son idée d’Apocalypse (selon Saint Jean) est le reflet de ce qu’il ressentit dans ce camp. Finalement la Musique avec un GRAND aiMe le sauva, et tel Simone Veil, il nous apporte une vision du monde pleine d’espoirs. Laissez-vous emporter par cette musique, et suspendez le temps sur le tout dernier phrasé au violon, qui bien que mourant, en s’évanouissant, est un message ardent d’Espoir de vie.

  4. Cette analyse est super! Mais j’aurai une question. Quelles pourrait être la problématique et conclusion de cette analyse?

  5. Pauvre béotien que je suis!
    Je découvre, grâce à vous, cette musique magnifique et rentre dans ce sujet.
    Fervent catholique, sans doute moins exigeant que Messiean, et mélomane par amour de la musique.
    Merci.
    Alain

  6. Très intéressante et documentée, cette analyse. Quelle érudition !
    Merci, JAM.
    Je vais m’efforcer d’ajouter des extraits sonores pour chaque partie, à partir du disque dont je dispose (Disque ADDA 581029 de 1986, interprètes : Maryvonne LE DIZES, violon, Alain DAMIENS, clarinette, Pierre-Laurent AIMARD, piano, Pierre STRAUCH, violoncelle), pour en rendre la lecture plus vivante.
    Ceci dès que possible. 🙂
    Quant à moi, j’ai toujours le projet de m’atteler à l’analyse du quatuor N°8 de Chostakovitch. Un jour… !

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