Les stèles fausses portes, un passage entre les deux mondes


Quiconque a visité un mastaba égyptien ou encore les salles égyptiennes d’un musée n’aura pas manqué de remarquer d’étranges stèles propres aux croyances funéraires de l’Egypte Pharaonique : les stèles fausses portes.

Elément indispensable à tout tombeau égyptien, la stèle fausse porte permettait à « l’âme » du défunt, ou du moins à un aspect mobile de celle-ci, le « ba », de venir symboliquement chercher les offrandes déposées sur la table du même nom par les prêtres funéraires. En effet, c’est dans le secret de la chapelle du tombeau que s’effectuait ce passage magique de « l’âme » du défunt de l’Au-delà vers le monde des vivants.

LES COMPOSANTES DE L’INDIVIDU Les anciens égyptiens croyaient que toute personne était constituée de six éléments qui se dissociaient au moment du décès et que les rites funéraires permettaient de rassembler de nouveau de façon à conférer au défunt la possibilité d’une vie éternelle :

  • Le corps (khât). Support terrestre de la vie, il devait être préservé de la putréfaction par la momification et / ou remplacé par des substituts impérissables : les statues, bas-reliefs et autres types de sculptures représentant le défunt.
  • L’ombre (chout). Elément liée à la présence de la lumière solaire, elle-même source de vie sur terre, l’ombre avait une connotation sexuelle, donc reproductrice.
  • Le nom (ren). Principe d’individualité par excellence, le nom devait être inscrit sur les parois du tombeau, socle des statues et les objets du mobilier funéraire déposé dans la tombe, afin de faire perdurer la mémoire du défunt, par delà les siècles. Ainsi, une statue sans nom perdait son pouvoir magico-rituel de substitut « viable » au corps terrestre du défunt. Lorsque l’on souhaitait effacer le souvenir posthume de quelqu’un, on martelait son nom des inscriptions et des sculptures le représentant, le condamnant à une forme de « damnatio memoriae » éternelle. Nombre de particuliers et mêmes de pharaons ou reines ont eu à souffrir de cette damnation posthume, leurs noms ayant été systématiquement effacés des monuments qu’ils avaient bâtis par certains de leurs successeurs (citons les exemples célèbres de la reine Hatshepsout et du pharaon Amenhetep IV-Akhénaton qui furent particulièrement visés par cette forme de persécution posthume).
  • Le ka. Ce terme renvoie au principe vital alimentaire. Les formules d’offrandes aux défunts s’adressent donc toujours au « ka » de celui-ci.
  •  Le ba. Cette notion définit le principe mobile de « l’âme » permettant au défunt d’investir les statues et représentations du défunt pour « s’incarner » en elles. Le ba est d’ailleurs souvent figuré comme un oiseau dont la tête représente le portrait du défunt.
  • L’akh. Il s’agit de l’élément le plus abstrait de la personne : son potentiel d’éternité. Cette notion est la plus proche de celle de « l’âme » chrétienne.

  Les rituels funéraires égyptiens avaient donc pour principal objectif de préserver l’intégrité de la personnalité du défunt en assurant la cohésion de ses éléments constitutifs, tout en lui garantissant la satisfaction de ses besoins vitaux. LE ROLE DU TOMBEAU Le tombeau abritait la momie, les éléments cultuels et le mobilier funéraire constituant le viatique indispensable au défunt pour sa survie éternelle. Il servait en outre de cadre aux rites funéraires accomplis par des prêtres dûment rémunérés servaient à cela : respirer, manger, boire et jouir éternellement de tous les plaisirs terrestres, l’Au-delà devant être la réplique exacte de la vie.

Tombe de Kar, prêtre funéraire du roi Khéops à Giza. Au fond de la chapelle de cet hypogée (tombe creusée dans la roche) datant de l’Ancien Empire on remarque les statues des membres de la famille de Kar, sculptées le long de la paroi rocheuse.
LA FAUSSE PORTE COMMUNIQUE AVEC L’AU-DELA Parmi les éléments essentiels de tout tombeau, il y avait la stèle fausse porte, point névralgique de communication entre le monde des morts et celui des vivants, véritable passage pour « l’âme » du défunt. Par la magie de la forme (une stèle en forme de porte) conjuguée au pouvoir des représentations et textes sculptés sur ses montants et son linteau, cette partie du tombeau conférait à la pierre une sorte de pouvoir de porosité métaphysique entre le monde terrestre réel et le monde imaginaire de l’Au-delà. La paroi de la chapelle devenant alors une simple séparation entre les deux univers. Cette conception n’était pas nouvelle. Il est probable qu’elle animait déjà les croyances des chasseurs du paléolithique lorsqu’ils ornèrent les parois de certaines grottes de représentations d’animaux sauvages, plusieurs dizaines de millénaires avant les anciens égyptiens. Des chamanes, sortes de devanciers préhistoriques des prêtres funéraires égyptiens, exécutaient des danses rituelles mimant la chasse et psalmodiaient des incantations devant ces images d’animaux dont certaines épousent subtilement les formes de la paroi rocheuse, pour « agir » par la magie de la  représentation sur les forces de la nature correspondant aux animaux peints. A  une époque où le gibier constituait la principale ressource des sociétés cynégétiques, les grottes ornées devaient être considérées comme des lieux de communication privilégiée entre les chasseurs et les forces occultes de la nature : il s’agissait bien de sanctuaires « vitaux » et non de « musées de peinture ». De plus, des restes de sacrifices d’animaux suivis de banquets rituels, attestent bien la fonction magico-religieuse des représentations pariétales. Les anciens égyptiens eux aussi considéraient les représentations sculptées ou peintes, ornant les parois des chapelles funéraires notamment, tout comme les inscriptions hiéroglyphiques les accompagnant, comme investies d’un pouvoir de substitution véritable, l’image ou le mot équivalant la chose réelle.

A la base de cette stèle fausse porte unique en son genre, le défunt est représenté en buste, sortant de l’Au-delà et les bras supportant une table d’offrande (disparue), Ancien Empire, Saqqara.

LA PLACE DE LA FAUSSE PORTE DANS LE TOMBEAU La place occupée par cette stèle particulière qu’est la stèle fausse porte, répondait elle-même à une orientation symbolique, comme tous les éléments architecturaux du tombeau égyptien. En effet, elle était placée contre la paroi ouest (du côté du soleil couchant donc du monde des morts) de la chapelle, donc « s’ouvrant » à l’est (du côté du soleil levant donc du monde des vivants). A ses pieds, on disposait une lourde table de pierre, sculptée schématiquement en forme de plateau à aliments, sur laquelle les prêtres disposaient les offrandes destinées à la survie éternelle du défunt. Il s’agissait le plus souvent d’offrandes alimentaires (nourriture + boissons), d’étoffes et de parfums, chacun des cinq sens étant sollicité. Ainsi orientée, la stèle fausse porte permettait à « l’âme » de sortir de derrière la représentation de la porte, venant symboliquement du monde des morts, pour charger le ka du défunt de toute l’énergie vitale nécessaire à sa survie éternelle, en prenant magiquement possession des offrandes déposées au pied de la stèle. La célèbre stèle fausse porte de Mérérouka, haut fonctionnaire de la VIe dynastie (2345-2200 av JC), encore en place dans la chapelle de son vaste mastaba familial de Saqqara, montre l’image sculptée grandeur nature du défunt revenant de l’Au-delà et franchissant l’embrasure de la fausse porte pour venir chercher ses offrandes. Il s’agit de la représentation la plus spectaculaire de cette croyance et surtout de cette fonction spécifique de la stèle fausse porte de limite symbolique entre les deux mondes.

Stèle fausse porte de Mérérouka encore en place dans son mastaba de Saqqara, VIe dynastie.

Souvent, on disposait la ou les statues du défunt dans une pièce voisine entièrement murée (le serdab), construite contre le flanc sud de la chapelle funéraire, avec juste  une petite ouverture placée à hauteur des yeux des statues pour leur permettre de « voir » les offrandes et « d’entendre » les prières récitées par les prêtres au bénéfice de « l’âme ». Ce dispositif venait renforcer l’efficience rituelle de la chapelle, lieu de convergence des principes vitaux ; l’ensemble du tombeau n’étant plus considéré comme un simple sépulcre mais comme un lieu de renouveau éternel de la vie.

Stèle fausse porte de Méry, IVe dynastie Musée du Louvre., Le défunt représenté en train de rentrer dans l’Au-delà tient dans sa main le sceptre de commandement Kherep.

Les pharaons avaient également droit à leur fausse porte. Celle-ci était généralement placée dans une chapelle axiale située au fin fond du temple funéraire « haut » du complexe funéraire. Ce temple était construit presque contre le flanc est de la pyramide. Le caractère éminemment sacré du défunt conférait à sa stèle fausse porte une ampleur inconnue des stèles fausses portes des tombes de particuliers.
ARCHETYPES DE LA FAUSSE PORTE La véritable stèle fausse porte n’apparaît pourtant pas dans les plus anciens tombeaux. Elle trouve son origine dans un simple renfoncement du mur extérieur de la façade du tombeau (sur sa paroi est), amorce de la future chapelle, à l’époque thinite (3000-2700 av JC). Progressivement, ce renfoncement se creuse dans le massif maçonné du tombeau et devient une véritable pièce intérieure : la chapelle, ornée de représentations et d’inscriptions. Des annexes se créent et se multiplient au cours des siècles suivants, aboutissant, à la fin de l’Ancien Empire (VIe dynastie), à de véritables appartements funéraires comprenant autant de chapelles et d’annexes que de membres de la famille inhumés en sous-sol, dans le ou les caveaux excavés dans la roche. Les appartements souterrains de la pyramide à degrés de Djéser (début de la IIIe dynastie, 2686-2613 av JC) abritent un ensemble remarquable de stèles fausses portes garnie d’un revêtement de faïence vernissée bleue stylisant les formes d’antiques sanctuaires protohistoriques faits de roseaux, feuilles de palmier et rondins de bois, tout comme les bâtiments extérieurs du complexe funéraire unique de ce pharaon situé à Saqqara. Les scènes sculptées en fin bas relief dans l’embrasure de ces portes factices sont tout à fait particulières puisqu’elles  représentent le roi accomplissant certains rites jubilaires. Sous le même règne, le « scribe royal » Hésyrê faisait aménager dans la chapelle funéraire de son mastaba en brique crue situé à proximité du complexe funéraire de Djéser, onze niches dont le fond abritait des panneaux d’acacia ornés de bas reliefs d’une finesse exceptionnelle le représentant dans différents atours et énumérant ses titres. Il faut voir dans ces niches l’archétype de la stèle fausse porte destinée aux particuliers (illustration ci-dessous).


                                         

Un stade intermédiaire est repérable dans certains mastabas du cimetière civil le plus ancien de la nécropole de Giza, situé à l’ouest de la pyramide de Chéops  (début de la IVe dynastie, 2613-2498 av JC), où furent inhumés des proches parents du grand pharaon. On y trouve en effet des amorces de chapelles, aménagées en façade des tombes, garnies d’une « stèle pancarte » (slab stela) représentant le défunt attablé devant un guéridon garni de pains et entouré d’inscriptions énumérant des listes d’offrandes nécessaires à sa survie éternelle (scène du banquet funéraire). Cette scène se retrouve ensuite figurée systématiquement sur les linteaux des stèles fausses portes de type classique.


Stèle pancarte de la princesse Néfertiabet, sœur du pharaon Khéops, début de la IVe dynastie, Giza, cimetière Ouest de la Grande Pyramide, Musée du Louvre.

Détail de la stèle pancarte de la princesse Néfertiabet.

LA FAUSSE PORTE CLASSIQUE

La stèle fausse porte classique se développe véritablement à partir de la IVe dynastie, simultanément à la complexification architecturale des tombeaux privés. Son apogée, caractérisée par une grande diversification de la typologie, se situe sous les Ve et VIe dynasties (2498-2200 av JC). Elle a généralement la taille d’une porte réelle mais pas obligatoirement, certaines ressemblant plutôt à des maquettes. Elle transpose dans la pierre un type de porte très ancien, d’origine protohistorique, fait de matériaux périssables (bois et roseau), que l’on retrouve également sur les faces externes des cuves funéraires imitant les façades des palais à redans des premiers temps de la monarchie pharaonique.

Reconstitution d’un tombeau royal de la 1ère dynastie à
Abydos, imitant en réduction un palais de cette période avec ses façades à redans.

L’embrasure de la porte, assez étroite, est ouverte et surmontée d’un cylindre imitant l’ancienne natte roulée qui faisait office de chambranle. Cette embrasure est encadrée d’un ou plusieurs montants verticaux sur lesquels sont inscrits les noms et titres du propriétaire de la tombe, les formules d’offrandes rituelles avec parfois des représentations du défunt sortant du monde des morts et / ou retournant vers celui-ci, une fois la prise de possession des offrandes accomplie. Le linteau de la porte est garni de la « pancarte alimentaire », c’est-à-dire de la traditionnelle représentation du banquet funéraire des « stèles pancartes » du début de la IVe dynastie.

Petite stèle fausse porte de l’Ancien Empire.


 Pancarte de la stèle fausse porte de Méry, IVe dynastie, Musée du Louvre.

L’ensemble est très souvent surmonté d’une corniche typique, la « corniche à gorge », transposition pétrifiée de feuilles de palmier assemblées et plantées au sommet des murs d’argile des maisons et sanctuaires préhistoriques. De même, les montants verticaux de la porte simulée sont entourés d’un bourrelet appelé « tore d’angle », rappel des liasses de tiges de roseau liées qui protégeaient les angles des murs de ces antiques constructions des chocs et de l’érosion éolienne.

Stèle fausse porte in situ (VI e dynastie, Saqqara).

L’art égyptien étant très conservateur, l’architecture a, dés l’apparition de la pierre de taille, sous le règne du roi Djéser (début de la IIIe dynastie), transposé dans ce matériau les formes héritées des premières constructions en matériaux périssables, de ce fait à tout jamais disparues. Ce conservatisme nous permet de connaître les formes de l’architecture pré et protohistorique égyptienne, jugées suffisamment « canoniques » pour perdurer jusqu’à la fin de la civilisation pharaonique. 
Entrée du complexe funéraire du pharaon Djéser transposant dans la pierre l’entrée du palais royal.

La stèle fausse porte classique peut être double, selon le degré d’importance du défunt ou, plus simplement, lorsque la seconde est consacrée à son épouse, dans le cas de tombeaux familiaux. Dans les mastabas les plus complexes on trouve au moins une stèle fausse porte par chapelle aménagée selon le nombre de membres de la famille ou de couples inhumés en sous-sol. L’ensemble était polychrome tout comme le reste de la décoration de ces tombeaux. Notons enfin que certaines stèles fausses portes en bois datant de l’Ancien Empire (2686-2100 av JC) nous sont parvenues, le bois étant considéré comme un matériau luxueux dans un pays où les arbres sont précieux.

Stèle fausse porte en bois de Néferkhouou, Ve dynastie, Louvre.

La stèle fausse porte continuera d’exister dans les tombeaux égyptiens jusqu’à la Basse Epoque (664-323 av JC), période marquant de profondes mutations de la typologie funéraire.

Exemple de Stèle fausse porte postérieure à l’Ancien Empire, celle consacrée au pharaon Thoumosis 1er par sa fille, la reine Hatshepsout (Nouvel-Empire, 1550-1050 av JC, XVIIIe dynastie), granit rouge, temple funéraire de Deir-el-Bahari. La corniche à gorge et le tore d’encadrement sont bien visibles.

6 réflexions sur « Les stèles fausses portes, un passage entre les deux mondes »

  1. "un blog pouvant disparaître, m’autorisez-vous à  créer un pdf, sur le contenu de cette page ?"
    !!!!!!
    Cher Monsieur,
    – Je vous trouve légèrement désobligeant d’envisager que ce blog géré par une association sérieuse disparaisse… Faudrait-il que tous les rédacteurs en disparaissent à  la fois ? :-/

    – Tous les billets de ce blog font l’objet d’un copyright. Fabriquer un pdf sur un billet faisant l’objet d’un copyright ne se fait pas sans l’accord de l’auteur, et même avec son accord, cela se fait sous certaines conditions (mention des références, de l’auteur, etc.).
    Je réserve donc ma réponse en attendant l’avis de l’auteur du billet, Yves Guérini-Rinaldi. Et je me ferai un plaisir de fabriquer moi-même le pdf si la réponse est positive et de vous l’envoyer.
    En attendant, vous pouvez, bien sà»r disposer un lien vers notre site… dès que le votre sera prêt ! 😉
    JLF
    Webmaster.

  2. Recherche très intéressante.
    je créé un lien sur mon site : //jeanpaulmarlot.free.fr
    Sommaire/en marge/Traité d’Horapollon : l’à¢me (en cours de mise en page).

    un blog pouvant disparaître, m’autorisez-vous à  créer un pdf, sur le contenu de cette page ?

  3. merci JLF pour le compliment, mais je n’ai fait que compléter ton travail de mise en page au fait …c’est vrai que ces photos sont magnifiques et bien choisies : tout le mérite revient surtout à  Yves Rinaldi auteur des billets si intéressants sur l’Egypte !

    ( Il ne manquerait qu’un peu de musique suggestive …)

    L’évocation de ces portes mystérieuses entre deux-mondes m’ont rappelé un peu le thème du miroir "magique", frontière entre deux mondes ou celui du mystère des mondes parallèles.

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