Quoi dire? (le créateur en quête de sens…)

Dire quoi ? pour quoi dire ? L’expression française « parler pour ne rien dire » signifie en réalité « parler pour ne rien faire » si l’on tient compte de la fonction agissante de la parole. Plus simplement, cette expression souligne le caractêre vain et donc inutile de toute parole si elle ne porte pas à  l’action. L’artiste créateur, quant à  lui, se pose une question diamétralement opposée : « faire, mais pour dire quoi ? ». Nous touchons ici directement à  l’ontologie de la démarche artistique en général, celle de l’existence de toute activité créatrice, de sa légitimité et surtout de son sens.

Une fois cette étape préliminaire surmontée, l’artiste se retrouve seul, face à  son geste créateur, face à  la nécessité de concevoir, de faire, « d’agir ». Survient alors l’angoissante question : « quoi dire ? ». La nécessité d’agir pour créer entre ainsi en lice et, avec elle, son corollaire, celle du choix de la forme, à  savoir : « dire quoi ? ». Les thêmes existentiels ne manquent pas : dire la vie, l’amour, le désespoir, la mort, la foi, etc. Autant de thématiques éternelles et inépuisables qui ont alimenté et continuent de nourrir la création artistique.
Certes. Mais « quoi dire ? », c’est-à -dire : « que faire ? » ou plutôt « quoi faire ? » puisque « dire » c’est accomplir, donner à  l’existence. Le « que » (l’idée) doit se transmuer en « quoi » qui lui donne une existence : l’œuvre d’art, construction à  la fois mentale (l’idée/le thême/le fond) et formelle (sa « visibilité »).  » « Si tu veux concevoir ton œuvre, commence par la faire » » Si l’on en croit les tenants de la Théorie de la Forme (Gestalttheorie), fond et forme sont indissociables puisque les travaux de la psychologie cognitive ont prouvé que l’idée se précise au fur et à  mesure de sa mise en forme par l’artiste, la création ne se réduisant pas, comme le croyait la théorie classique, à  la mise en forme d’une idée préalablement déterminée. Tel un sculpteur dégageant un visage d’une motte d’argile informe, l’idée apparaît progressivement de sa mise en forme, de sa mise en « ordre » par l’artiste. L’écriture connaît un processus identique puisque c’est bien connu « les idées viennent en écrivant », que l’on écrive des mots ou des notes de musique.
Comme le résume si bien le philosophe Alain : « si tu veux concevoir ton œuvre, commence par la faire ». Un faux débat Selon cette perspective analytique du processus créatif, les facultés cognitives et, éventuellement, manuelles de l’artiste créateur lui serviraient à  confèrer un sens à  une forme, laquelle revêt alors une fonction essentiellement médiatrice, celle de communiquer l’intention de l’artiste au spectateur, au lecteur ou au public. Dans le cadre des démarches les plus radicalement minimalistes, un espace totalement vide ou une absence de son ou de mot traduisent déjà  une intention et se posent quand même en « objets » d’art, ne serait-ce que par leur « invisibilité » formelle laquelle est rendue repérable par le contexte de la galerie, du musée ou de la salle de concert ou encore de théà¢tre qui les entoure. L’œuvre est ici générée par le rapport structuraliste à  son environnement qui la met en situation d’exister.
Mais la question des liens complexes unissant l’idée à  sa mise en forme ou de savoir si l’une naît de l’autre (ou son contraire) a déjà  fait l’objet d’une littérature savante et abondante qui n’a malheureusement pas permis aux artistes créateurs de résoudre leurs angoisses existentielles. Des garde-robes inégales L’artiste, être de chair et, on le présume, investi d’une certaine sensibilité, doit sciemment endosser un habit de « créateur » lorsqu’il s’atêle à  son travail, une fois les tà¢ches ménagêres accomplies. De simple mortel il doit se déguiser en démiurge, le temps de « l’action » créatrice. Reste à  déterminer quelle tenue choisir à  ce moment là . Pour les plasticiens, la diversité des techniques et modes d’expression fournit une garde-robe des plus fournies, surtout depuis l’explosion des cadres traditionnels de l’art entreprise au XXe siêcle par les avant-gardes et les innovations technologiques récentes. Pour les musiciens la garde-robe demeure plus chiche. Le son étant par essence « immatériel » ou « invisible », il prive son créateur et également son auditeur de la sensation rassurante de la permanence qu’offrirait par exemple la contemplation ou la palpation d’une œuvre d’art plastique. La musique défile, file d’une oreille à  l’autre et, le cas échéant, se défile à  notre entendement. Elle passe son temps à  se faufiler entre nos sens, imprimant à  notre corps des sensations éphémêres. Son caractêre fugitif fait sa force. A l’instar des senteurs sa prégnance indéniable provient de son « immatérialité ». Baudelaire n’affirme-t-il pas que « les sons et les parfums glissent dans l’air du soir » ? La musique n’est aprês tout qu’un brassage d’air qui nous enveloppe, nous happe parfois. Nous ne faisons que la ressentir mais ne l’appréhendons jamais. Un lien fondamental De l’air en mouvement vient chatouiller nos souvenirs et susciter en nous un flot d’images génératrices d’émotions. Voilà  le défi qui se pose au compositeur : créer une œuvre d’air ! De l’air qui émeut : quel artifice ! Mais en somme : de l’art absolu.
La musique atteint ici l’essence de l’artifice et donc de l’art en donnant une forme à  l’invisible et en se servant du corps humain pour exister. En effet, sans la médiation de l’instrumentiste ou du chanteur, nulle musique ! Celle-ci se réduirait à  un corps mort de signes imprimés sur du papier ou à  des instruments désespérément muets si des corps de chair ne leur donnaient pas une existence formelle en générant les sonorités qui parviennent aux oreilles des auditeurs. C’est par ce lien sensoriel entre le corps des musiciens, en amont, et celui des auditeurs, en aval, que l’artifice prend forme et que la musique devient œuvre d’art. Le compositeur n’a plus qu’à  tirer sa révérence, son œuvre ne lui appartenant plus dês lors que des interprêtes s’en sont emparés et que des auditeurs y ont goûté.

Une réflexion sur « Quoi dire? (le créateur en quête de sens…) »

  1. Dans le cas de la musique, je préfère une analyse linguistique, qui distingue syntaxe et sémantique. Cela s’applique beaucoup moins aux arts plastiques, parce que la syntaxe y est moins marquée, en particulier pour les arts figuratifs.

    Dans un langage, le "message" est dans la sémantique, mais il se trouve que la syntaxe peut aussi être appréciée pour elle-même. L’équivalent plastique, ce sont par exemple ces gigantesques frises des mosquées.

    Effectivement, dans les arts plastiques l’artiste visualise intérieurement le résultat avant de l’exécuter. C’est moins net dans ces "arts du temps" que sont la musique et la littérature, d’une part parce que l’écoulement du temps gêne la représentation instantanée, d’autre part parce que ce sont aussi des arts du langage, qui demandent une syntaxe.

    Une tentative de pont entre musique et peinture, ce sont les essais d’Eggeling et Richter sur une "basse continue de la peinture". Encore s’agit-il non pas vraiment de peinture mais de cinéma, où¹ le temps s’écoule. Le résultat n’est pas (à  mon goût) à  la hauteur du concept : http://www.ubu.com/film/eggeling...

    Pour revenir à  la gestalt-theorie, elle a une importance historique, mais il me semble qu’elle a été dépassée par les travaux "pratiques" d’intelligence artificielle, qui se sont réellement attaqués aux problèmes de reconnaissance de formes, de compréhension du langage, de formalisation de la connaissance. En nuançant au passage les belles théories des linguistes et structuralistes, Saussure, Levi-Strauss, Chomsky… C’est au pied du mur qu’on voir le maçon, n’est-ce pas ?

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