Luigi Dallapiccola : Il prigioniero (Le prisonnier)

(Chronique « Lyrique » de Yves Rinaldi)
A l’Opéra Garnier (Paris) à  partir du 10 avril 2008.

Guido Peyron, Ritratto di Dallapiccola, 1929, cm 100à—70 ca., BNCF

Opéra en un prologue et un acte, créé en 1949 à  Turin par Radio Italiana, « Il Prigioniero » est sans doute l’œuvre la plus accomplie et la plus célêbre de Luigi Dallapiccola (1904-1975), compositeur italien dodécaphoniste disciple de Schà¶nberg et de Berg. La tragédie de l’espoir trompé Dallapiccola, auteur du livret, s’inspira d’une nouvelle cruelle de Villiers de l’Isle-Adam (1838-1889) : La Torture par l’Espérance. L’action se déroule à  Saragosse, dans la seconde moitié du XVIe siêcle.

• Une mêre, attendant de voir son fils incarcéré dans une geôle de l’Inquisition, tribunal religieux de sinistre mémoire, est obsédée par une vision qui la hante chaque nuit : elle voit la figure du roi Philippe II se transformer en image de la mort, au fond d’un antre obscur (Prologue).
• Du fond de sa cellule, le Prisonnier relate à  sa mêre les tortures qu’il doit endurer, son geôlier l’appelant « frêre » (Scêne 1).
• Celui-ci fait irruption pour redonner espoir au Prisonnier en lui annonçant que La Flandre vient de se révolter contre le joug espagnol et que la grande cloche Roelandt, symbole de la liberté, va de nouveau pouvoir sonner. Abasourdi, le Prisonnier met un certain temps avant de s’apercevoir que le Geôlier est reparti en laissant la porte de sa cellule ouverte. Il sort (Scêne 2).
• Le Prisonnier se faufile dans le sombre dédale des couloirs de la prison. Epuisé mais plein d’espoir, il exhorte Dieu à  onze reprises de « l’aider à  marcher ». Son évasion se voit compromise par deux fois, lorsqu’il croise le Bourreau, qui ne le voit pas, et lorsque deux moines, trop occupés à  une controverse théologique, ne s’aperçoivent heureusement pas de sa présence. Enfin, le Prisonnier sent un souffle d’air frais lui indiquant que la liberté est toute proche. Il ouvre une porte et entend sonner la cloche Roelandt, comme un signe de sa délivrance (Scêne 3).
• Arrivé dans un beau jardin baigné par la douce clarté d’une nuit d’été, le Prisonnier remercie le Seigneur et entonne un « Alleluia » en tendant les bras vers un grand cêdre, le coeur empli de reconnaissance envers l’humanité toute entiêre. Soudain, une voix l’appelle doucement « frêre ». Le Prisonnier voit alors le Grand Inquisiteur se diriger vers lui, les bras tendus dans un geste de fraternité, et qui lui dit : « Pourquoi veux-tu nous quitter maintenant, à  la veille même de ton salut ? ». Il réalise qu’il a été victime d’un simulacre et que l’ultime torture consistait à  lui donner espoir (Scêne 4). Dans la nouvelle de Villiers de l’Isle-Adam le prisonnier est un rabbin et le personnage de la mêre n’existe pas. Dallapiccola, en transformant le personnage principal en simple prisonnier victime de l’écrasement carcéral, a voulu confèrer à  son drame une dimension universelle, le Prisonnier incarnant l’ultime refuge de la condition humaine –l’espoir- anéanti par la machine totalitaire. Dallapiccola, pêre de la « Protest Music » Avec l’Ode à  Napoléon d’Arnold Schà¶nberg, « Il Prigioniero » est considéré comme le prototype de la « Protest Music », forme de musique engagée propre au monde anglo-saxon et destinée à  dénoncer les totalitarismes. L’histoire familiale du compositeur ne fut sans doute pas étrangêre à  son engagement politique par la musique.
Né en 1904 en Istrie, petite province alors italienne et aujourd’hui croate, il fut déporté avec sa famille, en 1917, à  Graz, en Autriche, lorsque son pêre s’opposa à  l’annexion de cette région à  l’Empire Austro-hongrois. Sa jeunesse de déraciné à  Vienne le marquera à  tout jamais mais il saura profiter de l’extraordinaire bouillonnement culturel de la capitale autrichienne pour s’imprégner d’influences multiples : Mahler, dodécaphonisme, madrigaux de Monteverdi alors redécouverts, opéras de Verdi ainsi que certains de ses contemporains tels que Alfredo Casella et Claude Debussy. La découverte du « Pélléas et Mélisande » de ce dernier en 1921 le bouleverse au point de le priver de toute capacité créatrice pendant trois ans. C’est en écoutant le « Pierrot Lunaire » de Schà¶nberg que Dallapiccola renouera avec la composition. Son style en sera fortement imprégné.
En 1938, au moment où¹ Mussolini promulgue les lois anti-sémites, Dallapiccola, révisant son jugement, un temps positif, à  l’égard du Fascisme, commence à  composer les premiêres esquisses d’ « Il Prigioniero ». Il déclarera plus tard : « je n’étais pas assez naà¯f pour ignorer que, dans un régime totalitaire, l’individu isolé est impuissant, sachant que seule la musique pouvait me permettre d’exprimer mon indignation, j’esquissai en quelques jours la premiêre partie des Canti di Prigioniero ». Cet « individu isolé », écrasé par la machine totalitaire, sera incarné par le personnage du Prisonnier. Un dodécaphonisme lyrique On peut distinguer trois phases stylistiques chez Dallapiccola : • Une phase diatonique, de 1930 à  1936 ;
• Une période d’imprégnation dodécaphonique, le compositeur insérant de plus en plus de séries chromatiques destinées à  dissoudre l’armature diatonique. Il s’agit des années 1936-1945 ;
• Une phase « linéaire » au cours de laquelle Dallapiccola parvient à  élaborer une technique sérielle spécifique qui le démarque du dodécaphonisme strict des viennois. « Il Prigioniero » illustre parfaitement cette période de maturité artistique, aprês la Seconde Guerre Mondiale. En effet, l’usage des séries de douze tons chez Dallapiccola s’effectue toujours selon un désir de conserver une forme de lyrisme propre à  ses influences verdiennes. Les timbres de l’orchestre et une certaine sensualité des accords tempêrent également la rigueur de la construction sérielle, le souvenir du debussysme demeurant comme une trame sonore indéfectible pour lui. Dans « Il Prigioniero », trois séries fondamentales articulent le discours musical de toute l’œuvre : • La premiêre intervient dês la Scêne 1 et est chantée par le Prisonnier (baryton) dans une sorte de cantilêne évoquant le désir de recouvrer la foi de son enfance par la priêre :
sol#1-si1-ré2-sol béc.2-sib2-la2-ré#3-mi3-do3-do#3-fa#2.
• La deuxiême et la troisiême s’enchaînent dans l’aria du Geôlier (ténor) du début de la Scêne 2, annonçant au Prisonnier le soulêvement de la Flandre :
la3-la#3-si3-do4-lab3-ré4-réb4-sol3-mib4-mi béc.4-solb3-fa3 (série 2) ;
la3-si3-ré4-fa4-sol3-sib3-do4-mib4-solb3-lab3-réb4-fab4 (série 3).
Elles sont qualifiées par Dallapiccola lui-même comme des « séries d’espoir et de liberté ». L’opéra, d’une durée de 50 minutes, fut composé entre 1944 et 1947 et orchestré au printemps 1948. Il connut immédiatement un grand succês, en Italie et dans le monde entier. Il demeure l’une des œuvres dodécaphoniques lyriques les plus représentées actuellement. « Il Prigioniero » sera représenté à  l’Opéra Garnier avec « L’Ode à  Napoléon » d’Arnold Schà¶nberg, à  partir du 10 avril 2008, sous la direction de Lothar Zagrozek et dans une mise en scêne d’Amigo Lluis Pasqual (diffusion sur France Musique le 13 mai 2008 à  16h).

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