Pascal Dusapin, réflexions sur la composition musicale (suite)

Nous reprenons ici la suite du billet précédent consacré aux bonnes feuilles de la leçon inaugurales de Pascal Dusapin au Collège de France.

Composer, c’est former.

Composer, c’est former, mais comment ça se forme une forme ? Comment former une forme ? Former quoi ? Créer une musique, composer, c’est composer une forme. For-mer, c’est inventer des bords, Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens du mot « for-me ». La forme, c’est d’abord un concept. C’est la structure temporelle d’une œuvre: L’histoire de la musique est garnie de mots comme symphonie, sonate, cantate, oratorio, opéra, rondo, fugue, passacaille, etc. En vérité, ce sont des genres mais tous supposent l’idée d’une forme spécifique. Je n’ai jamais eu de point de vue très « historique » sur ce débat si important aux musiciens et me suis souvent trouvé fort dépourvu lorsque j’avais à répondre sur ce si prisé et délicat sujet. A peine la question posée, une litanie de définitions pré-pensées s’imposaient devant la moindre de mes tentatives de raisonner ailleurs. Loin de moi l’idée de contester toute réflexion concernant cette question, mais on peut attribuer à la forme musicale un sens beaucoup plus général.

Que l’on ait besoin d’un piano ou d’un ordinateur, aucun moyen de parvenir à écrire sa musique ne peut préjuger de la qualité d’une œuvre.

« Mais comment faites-vous ?  » demande t -on souvent aux compositeurs. Il est vrai qu’entendre les sons intérieurement est un grand mystère pour ceux qui ne pratiquent pas l’écriture musicale. Mais tous les compositeurs ne possèdent pas cette technique. Nombreux sont ceux qui ne peuvent se passer d’un piano pour composer, Ils ont besoin d’entendre (au sens premier du mot) leur musique avant de la transcrire. Aujourd’hui, les extraordinaires possibilités de simulation sonore qu’offre le plus simple des ordinateurs tendent à remplacer chez certains l’écoute intérieure dont je parlais plus haut.

Doit-on le regretter ? Oui, si le médium informatique impose ses solutions propres. Absolument pas si la pensée est préalable à la réalisation. Michel Foucault disait que « la pensée, c’est la liberté par rapport à ce qu’on fait, le mouvement par lequel on s’en détache, on le constitue comme objet et on le réfléchit comme problème ». Que l’on ait besoin d’un piano ou d’un ordinateur, aucun moyen de parvenir à écrire sa musique ne peut préjuger de la qualité d’une œuvre. Pour ma part (et même si je ne déteste pas vérifier au piano), je considère comme un grand privilège l’aptitude d’imaginer la musique sans rien d’autre qu’une feuille et quelques crayons, Il m’est très important de signaler cette particularité car c’est dans cet espace que je pratique mon métier. Je suis un « musicien de table » et c’est à partir de ce lieu-là que se déplie l’oreille-pensée.

Cette oreille-là est l’écoute du « dedans »…

Construire une forme musicale, c’est inventer les conditions d’un essor.

Car la musique, on l’aura compris, est tout sauf un objet inerte. Au sens où la biologie peut l’entendre, elle est vivante. Une forme musicale est comme un organisme animé par la vie où chaque partie s’élabore et se développe en fonction d’un dynamisme global,
Les forces qui façonnent cette forme agissent comme des poussées d’énergie émergeant du cœur même de la matière. Composer, ce serait sculpter de l’intérieur plutôt qu’ébaucher par l’extérieur comme peut procéder un sculpteur. Ainsi, le vitalisme d’une œuvre musicale tient surtout à sa capacité d’inventer en permanence ses propres critères de volonté. Une forme n’est pas seulement une configuration dépendant d’un contexte, c’est aussi un ensemble d’énergies déductives, formulées par l’imagination. Composer une forme, c’est déterminer et affirmer une proposition par les modalités de sa construction.

Toutefois, la composition musicale peut s’affranchir des inductions et ce n’est pas le moindre de ses privilèges. Composer, ce n’est pas agencer en chaines causales des données empiriques pour nous offrir un rationalisme que la musique ne réclame pas. La musique n’est pas soumise à une logique d’autorégulation.

Quittons un instant le monde des déterminations purement musicales et prenons acte de l’assertion suivante : « une forme, c ‘est ce qui se déforme. »

Construire une forme, c’est inventer les conditions d’un essor. Le déploiement doit être inlassable- ment enrichi par de nouveaux principes d’accroissements.

A l’écoute de cet exposé, vous seriez en droit de vous demander en quoi consiste de nos jours une méthode . La réponse appartient à ceux qui font face à la composition musicale, C’est-à-dire aux compositeurs, à toutes les époques, ceux-ci ont réfléchi à cette question. Une méthode est un ensemble de relations qui maintient et transforme les choses qu’elle assemble. Nous le savons, la théorie fut au centre de l’histoire de la musique du XXe siècle, mais nous aurions bien du mal aujourd’hui à trouver un compositeur qui s’entêterait à définir une méthodologie universelle de la composition musicale, Il ne m’appartient pas – je suis aussi peu musicologue ou historien qu’il est possible de l’être – de regretter cet état de fait, même si je crois avoir définitivement compris qu’il est vain de traiter rationnellement une question aussi irrationnelle que celle concernant l’organisation des sons entre eux. Et puis le monde, notre monde, est devenu bien trop complexe pour envisager une quelconques totalité. J’ai pourtant commencé à imaginer la musique, hanté par cette intention presque faustienne. Certes, c’était assez rassurant.

En musique, on ne démontre rien et une musique ne prouve rien

Comme beaucoup d’autres, je pensais qu’il était possible de découvrir un langage nous permettant de bâtir un monde musical insolite et neuf. Longtemps, j’ai cru que les sciences proposeraient une réponse à une question qui relève au fond de la philosophie.

Mais quelles sciences, me diriez-vous ? Et pour quelle musique ? Depuis les années 50, l’histoire de la musique tient sa dignité des paradigmes qu’elle a imposés. L’un d’eux fut de défier, d’affronter les vieilles moutures du penser musical. Au risque de tomber dans l’excès, excès qui ne manquait ni de style ni de grandeur, de nombreux compositeurs n’admettaient rien qui ne fût nouveau. La science (prenons donc le mot dans son acception commune et que les scientifiques me pardonnent…) offrait à l’imagination de ces artistes musiciens de multiples champs d’interprétations et d’investigations formelles, souvent teintés, il est vrai, d’un étonnant lyrisme. Edgard Varèse, Iannis Xenakis étaient de ceux-là, et je leur dois les enthousiasmes les plus ardents de mes années d’apprentissage. J’appartiens ainsi à une génération de compositeurs qui a beaucoup espéré de la science, car son ambition était celle d’un monde tourné vers le futur.

….

Mais la musique ne traite pas d’ un système idéal de pensée. Les relations et les interdépendances de ses agencements ne sont pas synchronisées par la raison (ou plus exacte- ment par ce « rationnel » dont je parlais plus haut). Ainsi, il m’est arrivé de regretter que la science (ou plus exactement l’idée que nous nous en faisions) fût ce « quelque chose au dessus » que l’on plaçait avant la musique, comme un rempart à l’intuition. Certes, l’empirisme n’est pas la seule issue pour composer, mais il faut bien se résoudre à constater que créer de la musique n’a jamais édifié la moindre axiomatique temporelle apte à rivaliser avec celles des sciences. Or la musique n’est pas « moins importante » qu’une science quelconque, C’est donc qu’elle est ailleurs.

Les sciences ne semblent pas s’attarder à étudier la notion de devenir et s’appliquent à localiser les changements au cours du temps par des procédures d’examen complexes, mais cela ne peut guère aider un compositeur à anticiper l’à-venir dont nous parlions. .

Un devenir subjectivement composé suppose une tactique de transformation des contours. Composer, c’est faire dériver ceux-ci, et les distendre par mutations graduelles, selon des agencements troubles et irréversibles. Composer, c’est libérer cette distension des contours. Pour composer, il faut l’imagination et le désir d’agir et penser le temps à venir non le pronostiquer par une quelconque conviction formalistes. Composer, c’est sans cesse inventer et réinventer en une fuite du présent vers l’à-venir, puis greffer un peu de futur dans le passé, revenir au présent, sans cesse conjuguer les temps d’un verbe imaginaire. La motivation d’une forme musicale, c’est la confirmation et le maintien du développement de son essence, non le fait de convaincre d’un présupposé doctrinal.
En musique, on ne démontre rien et une musique ne prouve rien.

(Fin des Bonnes feuilles)

Une réflexion sur « Pascal Dusapin, réflexions sur la composition musicale (suite) »

  1. ABSOLUMENT D’ACCORD AVEC CET ARTICLE , la « forme » est le « composant d’une eouvre et cela n’a rien a voir avec la « tradition de la forme ». oui le projet devrait être au depart d’une pensée lié a l’ecriture d’une œuvre si cela est juste avec la volonté et l’idée du dit compositeur… oui tous les moyens sont bons du moment que le projet initial n’est pas altéré par les techniques nouvelles. et de toutes les facons cela fini toujours sur deux oreilles… peu importe les théries, le pourquoi du comment etc.. etc. seul le travail et le respect du projet qu’on se donne ne doit pas nous eloigner une seconde de l’effort à entreprendre.pour être juste avec ses choix.. sinon on se plante generalement. c’est vrai pour tous les arts. peut importe comment on fait c’est ce qui est fait qui reste. c’est seulement à partir de là que l’on peut juger de l’œuvre face au projet initial. et pour ca qu’il n’y a que le travail et ses doutes.

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